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Sur ce point, l’esprit de système, s’appuyant sur des documens anciens ou incomplets, a fait tomber le prince Vasiltchikof dans une erreur des plus graves. L’auteur de la Propriété et l’agriculture nous représente le capital comme étant, depuis 1825 et 1830, en train de recomposer partout les grands domaines, ou mieux les fermes bourgeoises aux dépens des petits cultivateurs. Depuis un demi-siècle, la part du paysan dans le sol aurait sans cesse décru. La bourgeoisie ou la propriété moyenne, qui presque seule « avait gagné à la grande loterie de la révolution, » qui presque seule avait profité de la vente des biens d’église et des biens communaux, la bourgeoisie et le capital poursuivraient leur œuvre d’usurpation et d’accaparement. On prétend prouver ce mouvement de concentration de la propriété au moyen de chiffres empruntés aux cotes foncières, aux droits de succession, aux mutations de la terre. D’après les calculs du prince russe, le chiffre des mutations par exemple est chez nous si élevé qu’en une douzaine d’années elles semblent embrasser le total des terres du pays. De là se tire une curieuse remarque qui, pour être empreinte d’une forte exagération, n’est peut-être pas cependant aussi paradoxale qu’elle en a l’air. Il se trouverait qu’en France, sous le régime de la propriété personnelle et héréditaire, la terre change presque aussi souvent de mains qu’en Russie sous le régime de la propriété collective et des partages périodiques.

De ces nombreuses mutations ou des variations des cotes foncières, peut-on conclure à l’arrondissement continu des domaines ruraux ? Certes, il peut s’être produit ou se produire encore çà et là un mouvement d’agglomération de la propriété au bénéfice de la culture, parfois entravée par l’exagération du morcellement du sol. Qu’on s’en réjouisse au point de vue de la production ou qu’on le déplore au point de vue social, cette recomposition des domaines agricoles est loin d’être un fait général et sans contre-partie. Sous le régime du laissez-faire, la répartition de la propriété se modifie sans cesse dans les deux sens opposés simultanément, ici se concentrant, là se subdivisant, selon les contrées ou les cultures, selon les familles ou les individus. S’il y a eu depuis 1870 une légère diminution dans le nombre des cotes foncières, arrivées au chiffre énorme de 14 millions, ce n’est qu’aux dépens de ces minces parcelles de terre trop petites pour être aisément exploitées. Tout nous fait croire au contraire que le nombre des propriétaires cultivateurs va sans cesse en augmentant et croîtra encore pendant longtemps aux dépens de la moyenne et surtout de la grande propriété[1]

  1. En Belgique, où le régime de la propriété est le même qu’en France, l’augmentation croissante du nombre des propriétaires a été mise en lumière par la statistique officielle. L’on comptait dans le royaume, en 1846, 5,500,000 parcelles et 758,000 propriétaires ; en 1865, 6,207,000 parcelles et 1,069,000 propriétaires ; en 1876, 6,447,000 parcelles et 1,131,000 propriétaires.