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Certes, si par propriété démocratique on entend un régime de tenure tel que chaque famille ou chaque habitant ait une part sensiblement égale du sol, la propriété en France n’est point démocratique, et elle ne saurait l’être avec la liberté des transactions, avec la liberté de l’homme et de la terre. Une pareille propriété niveleuse n’est possible que sous le régime de la communauté, c’est-à-dire avec l’abrogation même de la propriété telle que la connaît l’Occident au profit d’une simple jouissance temporaire et de partages périodiques du sol.

Veut-on prouver que l’inégalité est le fruit naturel de la liberté, il n’est pas besoin d’entasser les chiffres et les argumens. La liberté ne saurait aller sans la responsabilité, la responsabilité sans l’inégalité. De ce qu’avec la liberté de l’homme et de la terre il est aussi impossible d’établir ou de maintenir une égale répartition du soi qu’un partage égal des capitaux, s’ensuit-il que la liberté ait pour résultat d’organiser artificiellement l’inégalité aux dépens des masses et au profit du petit nombre, aristocratie ou bourgeoisie ? Nullement ; loin d’être démontrée par la situation agraire de la France, cette vieille thèse des socialistes de toutes les écoles est manifestement contredite par les faits et l’exemple même de la France. Est-ce que depuis la révolution le paysan cultivateur a été exproprié par le capital ? S’il ne possède pas tout le sol, comme on se l’imagine parfois à tort, c’est que la liberté n’a pas encore tourné à son profit exclusif. Le régime de la liberté de la terre n’a détruit ni la grande, ni la moyenne, ni la petite propriété, il les a laissées subsister côte à côte selon les régions, la nature du sol, la nature des cultures, et à ce point de vue la France ne mérite pas plus les reproches ou les dédains des partisans de la petite propriété que les reproches et la pitié des apologistes de la grande propriété et de la grande culture. En somme, il est sorti de notre régime de propriété et de nos lois de succession tout ce qu’on en pouvait attendre théoriquement. Dans la distribution des biens fonciers, la liberté a introduit la plus grande variété, faisant naturellement passer la terre aux mains qui en tirent le meilleur parti. Au-dessus de millions de petits propriétaires, il s’en rencontre quelques milliers de grands, et entre les deux extrêmes se placent des centaines de mille de propriétaires moyens, avec des gradations insensibles des uns aux autres, de façon qu’entre eux il est impossible de marquer une limite quelque peu précise.

La liberté, disons-nous, a laissé subsister simultanément en France différens types de propriété, comme différens modes de tenure du sol ; mais, si l’on demande qui chez nous profite le plus aujourd’hui de cette émancipation des terres et de cet affranchissement des transactions, assurément ce n’est pas la grande propriété.