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armée, ou Ulysse, Sisyphe, et tant d’autres avec lesquels ce serait une félicité inexprimable de s’entretenir et de vivre en les sondant et les examinant. » L’enthousiasme de M. Renan égalait celui de Socrate ; mais il est probable que son ironie comme celle du fils de Sophronisque se réservait le bénéfice d’inventaire.

Il a témoigné aussi de son optimisme, lorsqu’il a affirmé que la paix habite les hauteurs et comparé l’Académie « à un olympe où s’éteignent toutes les luttes, où s’opèrent toutes les réconciliations. » M. Mézières lui a donné à entendre dans sa réponse que l’Académie, en l’admettant dans son sein, n’avait point entendu passer un contrat avec la libre pensée, qu’elle avait fait seulement acte de tolérance, qu’on l’avait choisi non pour ses opinions, mais pour sa prose, où se révèle un maître dans l’art d’écrire. M. Mézières avait un rôle difficile ; il a su le tenir : son discours est un modèle de discussion courtoise, de bon ton et de convenance. On sentait qu’il était heureux et fier d’avoir à souhaiter la bienvenue à un homme supérieur, dont la gloire ne laisse pas d’être en scandale à beaucoup de petites gens, ce qui est, dit-on, la perfection de la gloire. Il ressemblait aussi à un cornac qui présente à son public un animal rare et de grand prix, mais inquiétant, et qui, après avoir détaillé toutes ses qualités solides ou charmantes, ajoute : « Défiez-vous pourtant, il a des caprices dangereux ; je l’admire beaucoup, mais ce n’est pas moi qui l’ai fait et je ne réponds de rien. » En répliquant à ce penseur qui est un poète, à ce poète qui est un mystique, à ce mystique qui est profondément sceptique, à ce sceptique qui est un optimiste, à cet optimiste qui est bienveillant pour les hommes comme pour les choses, M. Mézières n’a pas voulu jouter d’éloquence avec lui, et quoique M. Renan parût l’y convier, il a refusé de l’accompagner dans son vol hardi à travers les espaces. Il ne s’est prononcé que discrètement sur les questions qu’avait soulevées le récipiendaire ; il n’a pas soufflé mot des neuf chœurs des anges et de la mer cristalline, il s’est contenté d’avoir de la réserve, du tact, du bon sens et un peu de malice. Nous pensions, en l’écoutant, que les chameliers de l’Asie Mineure ne voyagent pas assis sur leurs chameaux, quelque affection qu’ils aient pour eux. En hommes prudens, ils aiment à se tenir plus près de terre, et ils s’installent sur un petit âne bien sellé, bien bridé, bien harnaché, qui marche, en tête de la caravane. Les ânes, sans compter qu’ils ont le pied sûr, qu’ils savent choisir leurs pas, ont cet avantage qu’on monte plus facilement sur leur dos, qu’on en redescend plus facilement aussi et sans danger. Penser à l’Orient et à ses chameliers pendant une séance de l’Académie française, c’est un cas bizarre qui ne s’explique que par l’éblouissement que peuvent causer à des yeux profanes des uniformes brodés de palmes vertes. On n’est pas toujours maître de ses rêves.

A qui n’est-il pas arrivé de rencontrer, à la veille d’une réception académique ou de la répétition générale d’une comédie nouvelle,