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pauvre monde sublunaire, sur notre globule terraqué, et les révolutions politiques ne lui ont jamais causé de bien vives douleurs ; sa philosophie naturelle ou acquise lui apprend à voir le côté consolant de toute chose. Il n’est pas éloigné de croire que nous vivons dans un âge de décadence ; mais il estime que les âges de décadence ont leurs avantages, que dans une société qui décline les esprits sont plus libres, les opinions plus tolérantes, les mœurs plus douces, que le bonheur y est plus facile, plus abondant, et selon lui (qu’en eussent pensé Caton et son œil bleu ?) ce sont là des mérites, presque des vertus, qui rachètent beaucoup de vices, beaucoup de faiblesses. Il dirait volontiers comme certain comte russe qu’il en est des nations comme du gibier, que dans leur jeunesse elles ont la coriacité de la barbarie, qu’elles n’acquièrent tout leur fumet qu’en se faisandant un peu, que c’était le secret de Byzance, et que somme toute Byzance a fait beaucoup d’heureux. Il prend son parti du présent et ne s’inquiète pas outre mesure de l’avenir, quoique le Vent qui souffle sur nous ne conspire point avec ses désirs avoués ou secrets. Il a son idéal, il voudrait voir la société gouvernée par les sages, par les savans, il soupire après le règne bienfaisant du mandarin, et la démocratie n’a rien qui le séduise, qui l’enchante, qui flatte ses appétits raffinés, la délicatesse de ses instincts et son esprit nuance. La démocratie fait tout à la grosse, elle n’a de goût que pour les gros ouvrages, les gros principes, les gros plaisirs et quelquefois les gros mots ; si M. Renan aime le grand, il abhorre le gros. Cela ne l’empêche pas de supporter Caliban, tout en lui disant des vérités un peu dures. Caliban n’aime pas beaucoup les bibliothèques, mais il aime encore moins l’inquisition et le grand inquisiteur, et M. Renan lui en sait gré.

En sa qualité d’optimiste, il ne pouvait manquer de voir en beau la docte compagnie qui vient de lui offrir un fauteuil ; il lui a adressé de chauds complimens, qui ont paru excessifs aux esprits chagrins. Il a pris à témoin l’âpre fondateur de l’unité française, le cardinal de Richelieu, que l’Académie avait été la plus durable de ses créations, et il s’est écrié : « Ceux qui parlent bien, ceux qui pensent bien, ceux qui sentent bien, tout ce qui a de l’éclat, tout ce qui produit de la lumière et de la chaleur, tout cela vous appartient… M’en faut-il d’autres preuves que ce, que je vois en venant aujourd’hui occuper le siège où votre indulgence a bien voulu m’appeler ? Quelle variété je trouve en cette enceinte ! quels hommes, quels caractères, quels cœurs ! » Il nous semblait entendre Socrate parlant avec enthousiasme à ses juges du bonheur qu’il allait goûter en conversant dans les champs Élysées avec Orphée, Hésiode, Homère, Palamède, Ajax, fils de Télamon. « Mon plus grand plaisir, leur disait-il, sera d’examiner et de sonder les habitans de ce séjour, et de distinguer ceux qui sont sages d’avec ceux qui croient l’être et ne le sont pas. À quel prix, ô juges, ne voudrait-on pas approcher l’illustre roi qui conduisit devant Troie une si grande