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c’est qu’il s’y est mis et en quelque sorte répandu tout entier. On y retrouve sa poésie, ses aspirations mystiques ; on y retrouve surtout son scepticisme, qui est le fond de l’homme. Nous attestons ici les mânes de Gorgias, de Protagoras, de Prodicus, d’Euthydème, que M. Renan est de leur famille et qu’il est plus grand qu’eux tous. Ce mystique est profondément sceptique, son sourire le dit assez. Quand il rêve, il ne prend qu’à moitié ses visions au sérieux ; aussi en a-t-il de rechange, dont il s’éprend ou se déprend au gré de son humeur. Laïs ne le possède point, c’est bien lui qui possède Laïs. Le vrai rêveur n’a qu’une chimère, immuable comme son destin, qui est son seul amour et dont il est l’esclave ou la proie. « Les vérités de la conscience, disait M. Renan à l’Académie, qui n’a point sourcillé, sont des phares à feux changeans. A certaines heures, ces vérités paraissent évidentes ; puis on s’étonne qu’on ait pu y croire. Ce sont choses que l’on aperçoit furtivement, et qu’on ne peut plus revoir telles qu’on les avait entrevues. Vingt fois l’humanité les a niées et affirmées ; vingt fois l’humanité les niera et les affirmera encore. » Il avait écrit jadis que la vérité est une nuance et que cette nuance est souvent insaisissable. Tous les principes ont leurs corollaires, et M. Renan est trop clairvoyant pour ne pas s’en douter. Il sait que les distinctions subtiles sont plus propres à assouplir les esprits qu’à fortifier les caractères. Il a plus d’une fois rendu hommage à ces temps de foi naïve, où les hommes étaient tout d’une pièce comme leurs principes et se tenaient prêts à mourir pour ce qu’ils croyaient. Qu’y faire ? Nous vivons dans un âge d’universelle discussion, et les volontés s’en ressentent. Dès le siècle dernier, le grand chirurgien Sïdrac prétendait qu’un revenu assuré de deux shillings par jour suffisait à un Anglais pour vivre libre, pour penser et pour dire tout ce qu’il pensait de la Compagnie des Indes, du parlement, des colonies, du roi, de l’être en général, de l’homme et de Dieu, ce qui était un grand amusement. Il faut se résigner à son sort et en subir les conséquences. Nous avons lu dans un roman dont le titre nous échappe qu’il n’y a pas moyen de se fanatiser pour une nuance, que depuis que le monde est monde, on n’est jamais mort que pour de grosses couleurs ; pour un blanc de neige ou pour un rouge écarlate, que les martyrs ont eu rarement l’esprit subtil, que pour être un héros, il faut se mettre la tête dans un sac, et que par malheurs dans ce siècle de critique et de lumières, tous les sacs sont devenus transparens.

Nous nous imaginons à tort ou à raison que parmi tous les grands personnages de l’histoire il n’en est aucun qui inspire moins de sympathie à M. Renan que ce républicain austère et fort têtu qu’on appelle Caton l’ancien ou Caton le censeur. Nous nous imaginons que, si Caton l’ancien revenait au monde et faisait la connaissance de M. Renan, il aurait pour lui les mêmes sentiment qu’il professait à l’égard de