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des apparences ? Si l’on y regarde de près, on voit que la plupart de ces prétendus propriétaires fonciers ne vivent point de la culture de leurs terres et n’en sauraient vivre, que le plus grand nombre ne possède que des parcelles trop petites et trop dispersées pour se prêter à une exploitation régulière. L’on compte, dit-on, cinq ou six millions de propriétaires ruraux ; mais sur ce nombre, la plus grande moitié, plus de trois millions et demi, sont exempts de l’impôt foncier à cause de l’exiguïté de leurs domaines dont beaucoup même n’ont pas assez de valeur pour que la vente en puisse payer les frais de liquidation après décès. En fait un grand nombre de ces propriétaires sont sinon des indigens, au moins de vrais prolétaires, et en France comme en Angleterre ou en Allemagne, la plus grande partie de la population ne doit sa subsistance qu’à un travail mercenaire. De la propriété elle n’a guère que le titre, et cette propriété presque nominale ne l’empêche pas d’être obligée de vivre du travail à gages tout comme l’ouvrier agricole de la Grande-Bretagne.

Cette vérité, le prince Vasiltchikof prétend la démontrer au moyen de statistiques et de chiffres plus ou moins bien établis et empruntés à des écrivains ou à des documens qui ne sont pas toujours d’accord entre eux[1]. Nous ne le suivrons pas dans ses calculs souvent arbitraires sur l’étendue du sol que peut cultiver une famille, étendue qui constitue ce que notre auteur appelle la propriété normale du paysan, comme si la variété des terres et la diversité des cultures permettaient de fixer, même approximativement, la part du sol qui peut être mise en œuvre par un chef de famille sans le secours d’aucun bras mercenaire[2]. Aux yeux niveleurs du prince russe, tout ce qui est au-dessus ou au-dessous de ce lot soi-disant normal d’une exploitation de famille est défectueux. Or, en mesurant notre propriété foncière à cette sorte de lit de Procuste, on la trouve doublement vicieuse.

Ainsi par exemple il y aurait en France, — nous n’élèverons aucune contestation à propos des chiffres, quelque discutables qu’ils puissent nous sembler, — il y aurait en France près de 4 millions de propriétaires (3,600,000) possédant en moyenne 3 hectares de

  1. L’auteur cite particulièrement M. Léonce de Lavergne dans son Économie rurale de la France, et M. A. Legoyt dans son livre sur la France et l’étranger (1863), et entre ces deux écrivains, dont les calculs sont presque également anciens, le prince Vasiltchikof s’appuie de préférence sur M. Legoyt parce que les chiffres donnés par ce dernier se prêtent le plus aisément à ses vues.
  2. Pour la France, l’auteur fixe cette espèce d’étalon de la propriété entre dix et quinze hectares par famille, selon les régions, soit en moyenne trois hectares par tête d’habitant en donnant, comme lui, à la famille française une moyenne de 3,83 âmes, en gros quatre personnes.