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mode de transmission des terres, n’a presque aucune chance d’y jamais parvenir.

En dépit des restrictions qui dans plusieurs contrées s’opposent à la division des terres et tendent à conserver à chaque exploitation, à chaque petit domaine une certaine étendue, une certaine unité, Le morcellement du sol est déjà très grand et peut-être même extrême dans beaucoup de régions du nord et du sud de l’Allemagne. En dehors même des provinces rhénanes qui vivent sous le régime du code Napoléon, dans plusieurs parties de la Prusse proprement dite, dans la Bavière, dans le Wurtemberg surtout, le parcellement du sol a été poussé fort loin. En Bavière, sur 4,600,000 habitans, on comptait déjà il y a une vingtaine d’années près d’un million de propriétaires et dans le Wurtemberg 449,000 propriétaires sur 1,600,000 habitans[1].

L’Allemagne montre ainsi, tout comme l’Angleterre, que, si une grande partie de la population des campagnes est exclue de la propriété territoriale, la faute n’en est point au mode de propriété, mais bien plutôt au mode de succession, aux privilèges de classe, aux mœurs aristocratiques.


II

En France, la propriété offre un tout autre spectacle qu’au delà du Rhin ou de la Manche. Là, plus de majorats du noble ou du paysan, plus de précautions de l’état ou de la famille pour conserver une part du sol à telle classe ou à telle autre. De tous les grands états de l’Europe, la France est celui où la terre a été le plus complètement affranchie de tous les liens de la féodalité, le plus complètement dégagée de toutes les entraves légales, celui où la mobilisation du sol a été le plus facilitée par la loi et le plus largement pratiquée par les mœurs. Si cette liberté de la terre et cette mobilisation de la propriété mènent naturellement à l’expropriation des cultivateurs, en aucun pays cette expropriation ne devrait être plus avancée, en aucun le prolétariat rural ne devrait être plus nombreux. Le capital, aux envahissemens duquel ni la loi ni les mœurs ne mettent aucun obstacle, devrait déjà s’être emparé de la totalité du sol aux dépens des mains qui le mettent en œuvre.

Or chacun sait qu’il est loin d’en être ainsi, et que de tous les états de l’Europe la France est au contraire celui qui compte le plus grand nombre de petits propriétaires. Il y aurait dans ce fait seul de quoi renverser tout le système d’un théoricien moins convaincu

  1. Ces chiffres, dont nous ne prenons pas la responsabilité, sont ceux admis par le prince Vasiltchikof lui-même ou par les auteurs cités par lui.