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légaux et les restrictions au droit de propriété ailleurs mis exclusivement au service de la noblesse. Le paysan et le noble ont l’un et l’autre leurs domaines propres qu’ils ne peuvent morceler ; le sol se trouve divisé en deux catégories de terres, les terres nobles ou seigneuriales et les terres de paysans, le Frohnhof et le Bauernhof. Dans les deux classes, le mode de transmission est le même, avec cette différence qu’en certains villages de l’Allemagne, comme dans quelques parties de la Suisse, le bien du père passe au dernier né et non à l’aîné des enfans ; le majorât devient alors minorat[1]. Droit d’ultimogéniture ou droit de primogéniture ont du reste les mêmes effets. Dans les contrées où existent l’un et l’autre, le paysan a échappé sans peine à l’expropriation de ses terres, car il combat à armes égales avec la Ritterschaft, la petite propriété se trouvant non moins protégée que la grande et étant couverte du même rempart légal. Aussi bien dans un pays où prévaudrait chez les hautes classes le droit d’aînesse, il n’y aurait d’autre moyen sûr de maintenir aux mains du cultivateur une partie du sol que de lier sa propriété des mêmes entraves[2].

Il semble qu’un tel mode de protection légale dût trouver grâce aux yeux de l’adversaire de la libre propriété et du défenseur des droits des paysans. Il n’en est rien. Le prince Vasiltchikof reproche à ce système de petits majorats ce qui à d’autres yeux en fait le principal avantage : il l’accuse de nouer entre le noble et le paysan, entre le Rittergut et le Bauernhof, des liens trop étroits et une regrettable solidarité. Ainsi unies par les mêmes privilèges, les deux classes de propriétaires sont toutes deux intéressées à la destruction et à l’envahissement des terres communales au profit de leurs domaines héréditaires. Un autre reproche fait avec plus de raison peut-être aux majorats de paysans, c’est qu’en transmettant la propriété à un seul héritier, de tels usages en excluent naturellement la majeure partie des habitans. Les paysans sont ainsi subdivisés en deux classes radicalement différentes par les intérêts comme par la situation économique. Grande ou petite, la propriété devient une sorte de monopole. Si une partie des hommes qui cultivent le sol de leurs mains en gardent la propriété, le plus grand nombre des travailleurs ruraux en est absolument dépouillé et, grâce au

  1. Un usage analogue se rencontre, croyons-nous, dans certaines communes du sud de l’Irlande. Dans le comté de Kent, la seule région de l’Angleterre où prévaut encore la coutume du partage égal, le plus jeune fils avait un privilège pour la maison paternelle. En d’autres pays se retrouvent encore des traces de ce droit des derniers nés qui est peut-être plus naturel que le droit de primogéniture, car les aînés sont les premiers en état de se suffire et de travailler à leur compte.
  2. C’est du reste à peu près ce que proposent M. Le Play et son école dans leurs plans de réforme sociale.