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dans la plupart des états du continent, malgré les attaques d’une école qui au moyen de la pleine liberté testamentaire tend à rétablir indirectement le droit d’aînesse.

En Allemagne, la situation de la propriété est moins nette, moins tranchée qu’en Angleterre ; la répartition du sol varie singulièrement, selon les états et les provinces. L’émancipation des serfs y est encore fort récente, et la Prusse par exemple, suivant le système adopté depuis en Russie, n’a émancipé le paysan qu’en lui concédant une portion de la terre qu’il cultivait pour son ancien seigneur. Les bienfaits de cette grande réforme, commencée au lendemain d’Iéna par Stein, sont trop visibles pour être complètement niés et ne sont pas assez anciens pour avoir encore disparu. L’esprit de système a parfois une singulière manière de voir les choses ; pour le prince Vasiltchikof, cette émancipation des serfs ainsi dotés de terre se transforme en une expropriation des paysans dépouillés au profit de leurs anciens seigneurs de la meilleure part des champs par eux cultivés[1]. Des reproches identiques ont été adressés par certains Russes à l’émancipation des serfs en Russie qui s’est faite dans des conditions fort analogues. Dans une pareille liquidation entre le seigneur et le serf, qui tous deux ont des prétentions et des droits sur le sol, il est difficile de faire assez exactement la part de chacun pour qu’il n’y ait de plainte d’aucun côté. En Prusse comme en Russie, les deux parties ont pu souvent en même temps se croire toutes deux lésées ; mais le fait de la dotation territoriale des paysans n’en subsiste pas moins. Dans beaucoup de contrées de l’Allemagne, le bauer possède encore aujourd’hui la moitié, parfois beaucoup plus de la moitié du sol, et cette nombreuse classe de paysans aisés et satisfaits est une des principales forces sociales de nos voisins[2].

Ce qui caractérise la situation agraire de l’Allemagne, c’est le partage du sol entre deux classes, entre deux ordres de propriétaires, l’ancien seigneur et l’ancien serf ; à ce point vue, l’Allemagne n’est point sans quelque analogie avec la Russie. En Allemagne, cette répartition du sol a été maintenue par les lois ou les mœurs qui, dans certaines parties de la Prusse et de plusieurs autres états allemands, ont employé à la conservation des terres du paysan les moyens

  1. MM. Guerrier et Tchitchérine ont fort bien rétabli a cet égard la vérité historique dans leur Rousskii dilettantism, p. 131-140. Voyez aussi Sugenheim : Geschichte der Aufhebung der Leibeigenschaft, et dans les Systems of Land tenure in various countries, the agrarian legislation of Prussia.
  2. D’après les chiffres donnés par le prince Vasiltchikof même (t. I, p. 264) dans la Prusse, le pays classique de la Ritterschaft, sur 100 millions de morgen de terres utiles comprises dans le royaume avant 1866, les Rittergutsbesitzer n’en possédaient pas 28 millions, et les communes de villageois, les Landgemeinden, en possédaient 53 millions. Le reste appartenait à l’état, aux villes, à des propriétaires non nobles, etc.