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d’une belle œuvre, demande à quoi elle sert, n’est pas loin de ressembler au géomètre disant : Qu’est-ce qu’elle prouve ? L’artiste ne s’occupe pas de la morale, parce qu’il sent que la morale est au fond de son œuvre ; il ne connaît qu’une vertu, la vertu de la beauté.

C’est ici que se résout le problème, c’est-à-dire la conciliation de l’art et de la morale. L’art, toujours indépendant et libre, sans obéir à d’autres lois que les siennes, parti d’un point différent, se rencontre avec la morale sans la chercher ; toute la question est de savoir comment et en quel lieu se fait la rencontre. Comme l’art se propose de plaire (il faut prendre ici le mot dans son sens le plus élevé), il en vient de lui-même à flatter en nous les sentimens qui nous sont le plus chers, à respecter ce qui est l’objet de nos respects. Or le bien à ses divers degrés, depuis le sublime jusqu’à l’aimable, est ce qui nous touche le plus, et nous touche au point que nous le vengeons quand nous le voyons ouvertement méconnu ou violé. Cela est si vrai que les choses ou les hommes non honnêtes sont obligés, pour plaire, de prendre les dehors de l’honnêteté. Le plus grand orateur, si puissant qu’il fût, perdrait toute son éloquence s’il ne s’arrangeait pour faire croire à son intégrité, et la rhétorique lui apprendrait d’ailleurs que son premier effort doit être de solliciter l’estime. Même les hommes qui ne pratiquent pas la vertu aiment à la voir chez autrui. Il ne s’agit pas de se demander pourquoi il en est ainsi, c’est la nature qui l’a voulu et qui témoigne de notre noblesse originelle. Dans le théâtre, la foule applaudit avec transport la beauté morale des caractères et frémit d’horreur devant le crime, bien qu’il ne s’agisse que d’une fiction et d’un jeu. Il est même arrivé en Amérique qu’un acteur remplissant le rôle ingrat de traître reçut un coup de feu parti de la suite et fut tué sur place par un trop naïf et sauvage ami de la venu. Dans Athènes, un personnage tragique d’Euripide, déclamant une longue tirade équivoque sur l’argent, dont les charmes, disait-il, doivent être préférés à tout, la foule des spectateurs le chassa en tumulte de la scène, où le grand et indiscret poète dut aussitôt comparaître pour s’expliquer. Tout poète vraiment fidèle à son art ménage eu nous ces honnêtes sentimens, sachant bien que c’est le plus sur moyen de provoquer l’admiration. Ainsi ont fait tous lis poètes depuis Homère, et même les plus faibles, ceux qui ne connaissaient, que la routine de fait sans en avoir le génie, ont du moins essayé de revêtir la beauté morale de leurs ternes couleurs. Ces règles d’un art savant et profond ont été observées à travers les âges jusqu’à nos jours, où elles ont été pour la première fois méconnues ou abandonnées.