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bons effets, comme le prouve le poétique et original roman de Fénelon, mais le plus souvent elle est puérile. Elle rappelle trop le système de ces pères, de ces mères, de ces précepteurs qui s’imaginent que, dans l’éducation, les gronderies seules sont efficaces, qu’on ne forme, qu’on ne pétrit une jeune âme qu’avec des sentences. Dans cette sorte d’éducation ou plutôt de régime, si les maximes en nature ne sont pas facilement avalées, on pense devoir recourir à une tromperie salutaire, on délaiera le remède dans un conte pour le faire passer sans que le patient s’en doute, on imitera ce médecin de l’antiquité qui, ne pouvant faire prendre à une femme une plante amère, s’avisa d’en nourrir une chèvre, dont le lait, dès lors imprégné de la vertu médicinale, rendit, dit-on, la santé à la malade abusée. On prend ainsi mille moyens insidieux et sournois pour infuser les préceptes de l’honnêteté. Ne dirait-on pas que l’honnêteté est une chose affreuse et dégoûtante, qu’il faut sans cesse édulcorer et sophistiquer pour la faire admettre ? A supposer que cette éducation soit bonne, est-elle la seule ? N’arrive-t-il pas que des enfans profitent davantage à vivre avec un honnête homme qui vit noblement, n’exprime que de justes sentimens, qui par ses discours, ses exemples répand autour de lui une influence bienfaisante, sans avoir jamais recours au langage des moralités ? On peut dire que dans les sociétés l’art ressemble à cet honnête homme. S’il est ce qu’il doit être, s’il est grand et pur, s’il est délicat, il instruit, il épure par sa délicatesse même, il enseigne en se montrant.

La morale d’une œuvre d’imagination peut être excellente, alors que l’effet qu’elle produit est moralement déplorable. Supposez qu’un romancier se propose de mettre en lumière le vice ignoble de l’ivrognerie, que, pour nous faire horreur, il nous en montre, dans leur affreuse réalité, les hontes et les misères, qu’il traîne avec son vil héros notre imagination à travers tous les ruisseaux pour mieux la noircir, qu’après nous avoir fait assister dans le dernier détail à tous ses malaises quotidiens, sans rien oublier, il lui fasse expier sa passion par un mal terrible, que pour rendre la morale plus éloquente encore, il place dans la bouche même du malheureux sa propre condamnation et lui fasse vomir, entre autre chose, des imprécations contre lui-même, la morale du livre sera saisissante, complète et ne laissera, je pense, plus rien à désirer ; et pourtant qui ne trouverait le roman moralement détestable ? Pourquoi ? Parce que l’auteur, tout en nous donnant de bons conseils, a plongé et retenu notre esprit dans l’abjection. Voyez aussi, à l’autre extrémité de la littérature d’imagination, ces romans vertueux composés souvent par des mains plus pieuses qu’habiles, qui