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l’organisation du travail à gages, du salariat sur d’autres bases, c’est autant que possible la réduction, la suppression de ce mode de travail ; ce qu’elles poursuivent parfois inconsciemment, c’est la propriété, c’est un domicile fixe et une exploitation libre. Toutes les libertés et les droits politiques que le XIXe siècle lui a si généreusement prodigués, le peuple de l’Occident est prêt à les échanger contre un morceau de terre.

Ainsi, pour le prince économiste, la question ouvrière se résout en une question agraire. Tous les désordres, toutes les souffrances des peuples de l’Occident ont leur principe dans ce fait que la majorité des habitans est dénuée de terres. Élevé dans un empire encore tout agricole et presque tout rural, le noble auteur semble n’avoir regardé l’Occident qu’à travers ses idées et ses habitudes de gentilhomme russe, pour lequel il n’y a d’autre richesse que la terre, d’autre travailleur que le paysan. De notre état social et de notre civilisation si complexes, il n’aperçoit qu’une face, et, quand il veut traiter des questions sociales, il n’en considère qu’un côté, et le côté de beaucoup le plus simple et le moins obscur. A des pays industriels et commerçans, à population dense et à grandes agglomérations urbaines, le philosophe moscovite semble vouloir appliquer des théories faites surtout pour un état agricole et pour un pays à population rare. Aux maux de nos sociétés industrielles, il présente doctrinalement un spécifique emprunté aux campagnes de son pays natal, et qui, dans les états même comme l’Angleterre, où il semblerait le plus utile, ne saurait être qu’un palliatif ou un remède partiel, local, nullement une panacée infaillible, capable de guérir tous les maux de la vieille Europe. Pour assurer en Occident le succès de lois agraires du genre de celles que semble prôner l’auteur, pour y reconnaître à tout habitant le droit de propriété, le droit à la terre, la première condition serait de raser nos usines, de détruire nos villes et de chasser de nos états occidentaux la moitié ou les deux tiers de la population.

Quand il examine quels sont les faits à l’appui de sa thèse, le prince Vasiltchikof en découvre un qui à ses yeux renverse toutes les affirmations de nos économistes touchant les progrès du bien-être chez les classes populaires. Ce phénomène caractéristique, ce symptôme morbide qui aux yeux de notre auteur est un signe indéniable du malaise des peuples de l’Occident, c’est l’émigration. Pour lui, la cause première de l’émigration chez les peuples modernes, c’est la mauvaise répartition de la propriété foncière, c’est la disproportion entre le nombre des habitans et le nombre des propriétaires. Ce que l’Allemand, l’Anglais, l’Irlandais, l’Italien, vont chercher en Amérique ou en Australie, c’est la terre, c’est la