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payer de mots que de représenter l’exercice de la charité comme un remède suffisant aux souffrances qu’engendre l’inégalité des conditions, de même que c’est se bercer de chimères que de compter pour faire disparaître cette inégalité sur le triomphe des utopies socialistes. Il est vrai qu’à la différence de ces utopies dont les prétentions les plus hautes ne disposent que de la terre, la foi, qui est le principe de la charité, promet à ceux dont les souffrances n’ont pu être soulagées une réparation ultérieure dans un monde d’équitable félicité, promesse également consolante pour ceux qui souffrent comme pour ceux qui voient souffrir et qui résout peut-être d’une façon suffisante le problème de l’inégalité des conditions. Mais il est un autre problème bien autrement redoutable que cette promesse ne résout pas : c’est celui de l’inégalité des tentations. Pour mesurer toute l’anxiété de ce problème, il faut avoir fouillé ces bas fonds des grandes villes dont les tristes habitans, comme une tribu réprouvée, naissent, vivent, s’accouplent, souffrent et meurent dans une sorte de nuit morale, et de générations en générations sont voués presque fatalement au vice et au crime. Pour ceux-là, où est la réparation ? où est l’espérance ? À moins ce pendant que le sentiment d’indulgence sans bornes qu’on éprouve pour ces misérables ne fasse adresser en leur faveur un suprême appel à une justice dont les voies ne seraient pas nos voies, et qui, suivant des lois à nous inconnues, corrigerait les injustices de la justice des hommes. Ainsi plus on s’efforce de sonder les abîmes mystérieux de la destinée humaine, plus on est réduit à lever les yeux vers les régions d’où descend le seul rayon qui dissipe un peu leur obscurité. Nulle part le contraste entre ces ténèbres et cette clarté n’a été plus admirablement rendu que dans le tableau où Raphaël a peint la scène de la Transfiguration. Tandis que sur le sommet du Thabor la figure du Christ et celle des deux prophètes sont baignées dans une lumière éclatante, la nuit règne au pied de la montagne, et dans cette nuit où s’agitent toutes les tristesses humaines, les disciples pleurent l’absence du maître, les malades soupirent après son retour et, suprême image de la douleur, une mère assiste avec désespoir aux dernières convulsions de son enfant. Pour se sentir rassurés, ils n’auraient cependant qu’à tourner leurs regards vers la lumière surnaturelle qui brille au sommet de la montagne et dont le reflet léger éclaire seul la plaine sombre et désolée. Si lointaine et parfois vacillante que cette lumière paraisse à nos yeux, ne demeure-trille pas le guide le plus sûr qui ait jusqu’à présent conduit l’humanité, et si ce reflet n’était qu’un mirage trompeur, quelle autre espérance saurait répondre aux souffrances des corps, aux misères des âmes et aux inquiétudes de la pensée ?


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.