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forteresses, et la campagne avait fini par un échange de prisonniers, que firent dans une entrevue le grand maréchal et le prince de Lithuanie Kinstutte. Au moment où ils allaient se séparer : « J’ai l’intention, dit le Lithuanien, d’aller l’hiver prochain rendre visite au grand maître et lui demander l’hospitalité. — N’y manquez pas, répliqua le maréchal, et comptez que nous vous recevrons avec les honneurs qu’on vous doit. » Kinstutte ne perdit point une minute : il fit des levées chez lui, chez ses voisins les Russes, et envoya demander des secours à son ami Mamai, le grand khan des Tartares. Le commandeur de Ragnit, place située à la frontière, surveillait les préparatifs de l’ennemi : toute la Prusse était en émoi, et le grand maître se rendit à Kœnigsberg avec des forces considérables, afin d’empêcher l’entrée des Lithuaniens qu’on n’attendait que vers Pâques ; mais Kinstutte et son frère Olgerd avaient trompé les espions de l’ordre, et le grand maître était encore à Kœnigsberg quand y arriva de nuit la nouvelle que les deux princes avaient pénétré en Prusse, l’un par le désert de Galinden, l’autre sur la glace du Haff de Courlande ; on suivait leur marche à la lueur des incendies qu’ils allumaient. Le maître sortit de la ville et envoya le maréchal reconnaître l’ennemi, qui était arrêté auprès de Rudau. La bataille, commencée de grand matin, demeura incertaine jusqu’à midi, et quand enfin les troupes païennes cédèrent devant la cavalerie mieux armée de l’ordre et des villes, nombre de chevaliers étaient couchés sur le champ de bataille, parmi eux le grand maréchal. Trois monumens furent élevés en l’honneur des morts et deux chapelles instituées oïl des messes perpétuelles devaient être célébrées pour le repos de leurs âmes. Le grand maître voulut aussi qu’une colonne de pierre fût placée à l’endroit où le grand maréchal était tombé : on l’y voit encore aujourd’hui.

Les teutoniques étaient invincibles chez eux, comme les Lithuaniens en Lithuanie. Cependant les grands maîtres laissaient croire et croyaient eux-mêmes qu’il viendrait un jour où ils traiteraient ce pays comme la Prusse. Le reproche qu’on leur faisait, au XIVe siècle, dans plusieurs pays chrétiens de prolonger à dessein cette guerre, ne semble pas mérité. Toute force a ses limites, même la force d’expansion de la race allemande. C’est une grande merveille que ce peuple, qui n’est plus conduit par un chef unique, comme au temps de Charlemagne ou de Henri le Fondateur, ait entrepris par groupes, ici sous les ordres des margraves, là sous la conduite des capitaines de la Hanse ou sous la bannière des chevaliers, la colonisation du pays entre l’Elbe et le Memel. Comment ces colons de l’est seraient-ils arrivés si vite à cette surabondance de population qui leur eût permis d’envoyer au loin de nouveaux essaims ?