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volonté individuelle. — Ne craignez-vous point aussi que l’existence de l’humanité ne soit sans cesse en question, si vous laissez les individus libres d’avoir ou de ne pas avoir femmes et enfans, libres même de prêcher et d’appliquer le paradoxe transcendantal de Schopenhauer contre la propagation de l’espèce ? L’union des sexes, instinctive et fatale chez les animaux, est devenue chez l’homme volontaire ; pour la rendre plus sûre, les partisans des institutions héréditaires, tels que MM. Taine et Renan, devraient établir des castes héréditaires de pères de famille, chargés des donner à l’état la quantité d’enfans nécessaire. On nous dira que la loi des grands nombres suffit à assurer et à régulariser le nombre général des mariages et des naissances, quoique chaque mariage soit un acte de liberté individuelle. Sans doute ; mais il en est de même pour l’état, où les lois stables de la vie sociale se concilient parfaitement avec le jeu des volontés variables et avec la liberté des contractans. Cette liberté n’entraîne point la dissolution du corps politique, car ce qui dépend d’un individu, ce n’est pas l’existence même de l’état, mais seulement la participation de cet individu à l’état. Il est donc clair qu’un seul individu ne peut supprimer l’infinie complexité des contrats qui lient les autres et le lient lui-même. Aussi M. Taine n’est-il pas fondé à dire : « On suppose des hommes nés à vingt et un ans, sans parens, sans passé, sans tradition, sans obligation, sans patrie, et qui, assemblés pour la première fois, vont pour la première fois traiter entre eux. » Déjà M. Renan avait prétendu que notre code est écrit pour des hommes qui naîtraient enfans-trouvés et mourraient célibataires. Nous venons de voir au contraire que le régime contractuel est le phis propre à tenir compte de toutes les obligations, de tous les contrats exprimés ou sous-entendus, de tous les engagemens juridiques à l’égard des parens et de la patrie. Qui dit contrat, dit solidarité. Si Rousseau a supposé des hommes traitant entre eux pour la première fois, c’est qu’il faut bien simplifier d’abord les questions pour les compliquer ensuite peu à peu en y rétablissant tous les élémens de la réalité et de l’histoire. Rousseau peut ne pas avoir bien rétabli ces élémens ; la théorie du contrat n’est pas responsable de ces erreurs, elle n’est point la négation de l’unité, de la stabilité, de la tradition nationales.

Mais, dira-t-on avec certains critiques contemporains, le contrat, œuvre de la raison consciente et de Kart réfléchi, ne supprime-t-il point le travail instinctif et l’art inconscient des nations, véritable fondement des lois comme des mœurs ? Vous demandez au peuple, pour constituer l’état, une raison perpétuellement éveillée et en acte, telle que l’exige un régime où tout se fait par contrats ; mais le peuple ne peut se diriger que par l’influence sourde de la coutume, des habitudes acquises ou héréditaires, de mille forces