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en être ébloui. » Et le baron ? le baron, lui, de plus en plus corrompu par l’absinthe, commençait à rêver de troquer sa réputation de journaliste, qui justement était usée, contre une ambassade ou contre un portefeuille. En attendant, il se laisse faire président du conseil d’administration de la Banque des États. Encore un pas, et tout présage qu’il va devenir ambassadeur. Il a quelques hésitations cependant, des semblans de scrupules. C’est la « fée verte, » la comtesse Gravina, qui lui portera le dernier coup, d’un regard « de ses grands yeux à la prunelle verte, qui avaient la profondeur des eaux dormantes au pied des rochers, de ces eaux qui ressemblent à un cristal d’émeraude. » Elle a, de plus, mis pour la circonstance une robe de soie d’un vert éclatant. Vous devinez l’ingénieux rapprochement : l’amour de cette « fée verte, » c’est encore, c’est toujours de l’absinthe. Le baron de Satillieux est conquis ; mais à peine croit-il tenir enfin l’ambassade convoitée que la Banque des États croule brutalement, et que ce n’est pas trop du sacrifice de toute sa fortune pour éviter une tache à son blason. Abdiquant alors tous ses rêves de gloire et de puissance, il va quitter Paris, quand, passant la revue de ses papiers, la tentation lui vient de boire un dernier verre d’absinthe. Justement la bouteille était dans son armoire. Il s’enivre une dernière fois, mais du milieu de son ivresse, brusquement saisi de honte et de dégoût de lui-même, il arme un pistolet, et là va se brûler la cervelle, quand sa femme entre tout à coup. Elle le supplie de vivre ; il la repousse avec violence, et le fils, pauvre aliéné que ce spectacle épouvante, saisissant le pistolet tombé des mains de son père, tire et le tue.

Voilà un vilain sujet, mais « il n’est pas de serpent ni de monstre odieux » que la rhétorique de M. Louis Ulbach ne sache enguirlander de fleurs. M. Ulbach a des façons de dire qui n’appartiennent qu’à lui. « Pierre de Satillieux avait environ vingt-cinq ans. De loin, il rayonnait de tout l’éclat de cette juvénilité qui va mûrir ; de près, on pouvait le calomnier et supposer qu’il entrait dans la période diplomatique du rajeunissement par les chiffres, avant la phase définitive du rajeunissement par les cosmétiques. » Elle est encore de M. Ulbach, et digne d’être retenue, cette phrase : « Un médecin est le seul homme devant qui une jolie femme ose vieillir, pour qu’il la guérisse de cette infirmité des six mois que la plus prudente est obligée d’accepter tous les ans, » ou celle-ci encore : « L’esprit ne se manifeste pas toujours comme une lumière paisible, et quand il éclate en feu d’artifice, il aveugle souvent ceux qui le tirent, autant qu’il asphyxie, en les éblouissant, ceux qui le regardent. » Maintenant de telles façons de dire, qui ne sont en effet ni naturalistes, ni même naturelles, compensent-elles ce qu’il y a de vulgaire, sauvent-elles ce qu’il y a de brutal dans les Buveurs de poison. Je ne le pense pas, car vraiment le