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Aujourd’hui que la France est une république très républicaine, qu’on soupçonne d’incliner vers le radicalisme, M. Klee et nombre de journalistes allemands nous représentent le chancelier comme le champion du droit divin, comme un saint Georges ou un saint Michel destiné à percer de sa lance et à fouler sous ses pieds le dragon révolutionnaire. Il y a chez nos voisins un proverbe qui dit : « Wess’Brod ich esse, dess’Lied ich singe, qui me donne le pain, je chanterai sa chanson. » Les Allemands ont changé ce proverbe, et ils disent aujourd’hui : Celui qui m’a donné malgré lui cinq milliards et qui peut-être les regrette, je ne chanterai jamais sa chanson, et, quoiqu’il chante, je m’arrangerai pour lui prouver qu’il chante faux. Quand on a l’esprit processif, on a soin d’amasser de longue main des griefs et d’enrichir jour par jour ses dossiers.

Si quelques-uns de nos radicaux étaient assez naïfs pour s’imaginer qu’en engageant la France dans les voies hasardeuses du Kulturkampf, ils se gagneront les sympathies de M. de Bismarck, ils ne tarderont pas à se détromper. Assurément ils lui feront plaisir, mais ce plaisir ne sera accompagné d’aucune bienveillance. Ils encourageront le chancelier à faire au plus tôt sa paix avec le Vatican, et il y réussira peut-être, car, si la France se brouille avec Léon XIII, Léon XIII deviendra plus accommodant et plus souple dans ses négociations avec l’Allemagne. Le plaisir que ressentira M. de Bismarck sera pareil à celui qu’éprouva le grand Frédéric, quand il eut déchaîné la guerre en Europe et que, satisfait de ses conquêtes, pressé de retirer son épingle du jeu, il s’arrangea avec la cour de Vienne et laissa ses alliés sortir de ce mauvais pas comme ils pourraient. « J’ai donné le mal épidémique de la guerre à l’Europe, écrivait-il à Voltaire, comme une coquette donne certaines faveurs cuisantes à ses galans. J’en suis guéri heureusement, et je considère à présent comme les autres vont se tirer des remèdes par lesquels ils passent. » Si M. de Bismarck se réconciliait avec l’église et avec le parti du centre, il ne tiendrait qu’à lui de devenir conservateur à outrance. Il a su prendre des mesures énergiques pour empêcher la peste russe de franchir les frontières de l’Allemagne, et la peste russe n’est pas le genre de contagion que redoutent le plus les conservateurs mystiques. Le docteur Klee nous paraît avoir un goût prononcé pour les cordons sanitaires ; le docteur Klee condamne comme dangereux et immoral tout ce qui vient de France, principes de 89 ou pièces de théâtre ; le docteur Klee ne peut se consoler qu’on ait fini par jouer à Stettin les Fourchambault, et qu’un dramaturge français travaille à pervertir la bourgeoisie allemande en lui persuadant qu’un enfant naturel peut avoir des vertus. Il est juste d’ajouter qu’il n’en fait pas un casus belli.


G. VALBERT,