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ressemblent à ces francs pécheurs dont parlait Pascal, « pécheurs endurcis, pécheurs sans mélange, pleins et achevés ; l’enfer ne les tient pas, ils ont trompé le diable à force de s’y abandonner. »

On croyait aussi qu’en matière de gouvernement, M. de Bismarck était affranchi de toute superstition, qu’il n’appartenait pas précisément à l’école du respect, qu’il avait peu de goût pour les petites pratiques et pour les exercices d’oraison, qu’il était moins dévot qu’utilitaire, et, pour trancher le mot, plus césarien que royaliste. Si original qu’on soit, on est toujours le disciple de quelqu’un. M. de Bismarck a eu deux maîtres, dont il a médité profondément les leçons, le grand Frédéric et l’empereur Napoléon III. Il a appris du premier comment il faut s’y prendre pour conquérir la Silésie et même plusieurs Silésies ; il a appris du second que le premier devoir d’un César est d’être de son siècle, car on pardonne tout à César, sauf un anachronisme. L’empereur Napoléon III était un homme vraiment moderne qui employait à son service les idées nouvelles, en les traduisant en langage napoléonien. Dans ses rapports avec le parlement, avec la presse, avec l’opinion publique, M. de Bismarck semblait s’être approprié toutes les méthodes napoléoniennes, et il les appliquait avec une sûreté de jugement, avec une vigueur de décision qui manquait à son modèle. Quelqu’un disait dernièrement que pour son malheur il y avait eu deux hommes dans le vainqueur de Solferino et dans le vaincu de Sedan, un mystique et un sceptique, et que le sceptique avait été conduit à sa perte par le mystique. M. de Bismarck est exempt de tout mysticisme, même à faible dose ; ce grand douteur, qui ne croit qu’à son idée et au mépris que lui inspirent les hommes, n’a jamais ajouté foi aux faiseurs d’horoscopes, et il n’est pas à craindre qu’il se laisse choir dans un puits en cherchant à pénétrer le secret des étoiles ou de l’avenir providentiel du Mexique.

C’est l’image de ceux qui bâillent aux chimères,
Cependant qu’ils sont en danger,
Soit pour eux, soit pour leurs affaires.

Telle était du moins l’opinion généralement admise ; mais M. le docteur Hermann Klee a entrepris de changer tout cela. Selon lui, c’est attenter à la gloire de M. Bismarck que de le mettre au rang des plus grands politiques réalistes, en vantant sa clairvoyance, la fertilité de ses expédions, la sagacité de son génie inventif et perçant. Ce qui fait sa vraie grandeur, si nous devons en croire M. Klee, c’est qu’il est avant tout un homme de foi et de principes, un croyant, un missionnaire, presque un apôtre, un serviteur de Dieu, suscité dans un siècle de corruption et de mécréance pour livrer le saint combat, pour exterminer toutes les hérésies et ramener au bercail les troupeaux égarés.