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s’est répandu jusque dans les cercles judiciaires. Aujourd’hui on a changé de méthode ; on se plaît à me représenter obligeamment comme un homme d’esprit, comme un dilettante génial ; c’est de ce mot-là qu’on se sert. J’entends bien l’expression ; à l’Université, tout le monde sait ce qui s’ensuit quand on qualifie quelqu’un de génial. » En parlant ainsi, le chancelier semblait s’apprêter à en découdre, à mettre flamberge au vent. Bien que sa barbe ait blanchi, ses souvenirs universitaires ont conservé toute leur fraîcheur et sont demeurés chers à son âme éternellement verdissante, où la sève ne tarira jamais. Il croyait revoir en ce moment celle rapière dont il s’escrimait si vaillamment dans les beaux jours de sa jeunesse. Oser le traiter de génial ! N’est-ce pas le cas d’aller sur le terrain ?

On pourrait citer plus d’un homme d’état qui serait content et fier de passer pour génial. Hors des universités allemandes, qu’est-ce qu’un homme génial ? Un esprit heureusement doué et prime-sautier, qui a reçu du ciel la précieuse faculté de saisir les choses par une sorte de divination instinctive, sans effort, sans grande dépense d’attention et comme en se jouant. Un esprit génial est dispensé par une grâce d’état de tous les apprentissages laborieux ; qu’il s’agisse de guerre ou de marine, de frégates, de tarifs ou d’impôts indirects, aucune question ne lui est étrangère, quelques heures lui suffisent pour se mettre au courant ; il s’oriente dans les régions les plus lointaines, il sait tout ou presque tout sans avoir eu besoin de rien apprendre. Nous sommes persuadé qu’au début de sa carrière M. de Bismarck ne se fâchait point quand on le traitait de génial ; mais avec l’âge les goûts changent, et les ambitions aussi. M. de Bismarck se pique aujourd’hui d’avoir étudié les choses dans toutes les règles, de les pouvoir expliquer par raison démonstrative, d’être ferré à glace sur les principes, d’avoir acquis en économie politique la compétence d’un homme du métier et de M. Delbrück lui-même, qu’il consultait jadis et dont il méprise maintenant les avis. Si on le traitait de pédant, il ne s’en formaliserait point, il en éprouverait peut-être dans son cœur une secrète satisfaction, un agréable chatouillement ; mais il veut mal de mort à quiconque se permet de l’appeler génial. Quand il lui arrive de rencontrer ce mot malencontreux dans un article de la Gazette nationale, il s’irrite, il flaire quelque noir complot. Voilà qui prouve que ce n’est pas tout de louer les gens, qu’il importe de les louer à leur guise, à leur fantaisie, qu’il faut posséder l’art d’entrer de plain-pied dans leurs sentimens, dans leurs querelles avec la vie ou avec M. Richter, et de les gratter où il leur démange.

Si M. de Bismarck ne souffre plus qu’on le traite d’homme génial, il semble aussi qu’il soit las des hommages qu’on a si souvent rendus à son merveilleux génie diplomatique, et qu’il lui répugne depuis peu