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une lagune. Il y trempa le doigt, le porta à ses lèvres et s’écria : « L’eau est salée ; ceci est à nous. » Toute absolue qu’elle fût, cette prétention ne laissait pas alors d’être suffisamment justifiée. Aujourd’hui, les descendans de lord Hervey n’oseraient la formuler, même sous cette forme humoristique. Les hommes d’état anglais se rendent compte des changemens que le temps apporte et de ceux qu’il prépare. Le bon sens pratique de leur race les met en garde contre les suggestions d’une vanité puérile, et quand une question s’impose à eux, ils ont recours pour la résoudre aux saines notions du possible et du vrai. Ce ne sont pas les problèmes qui leur manquent. La Russie en Europe, la Russie et les Indes en Asie, le Canada en Amérique, l’Australie dans l’Océanie, leur en offrent et des plus graves. Celui qui fait le sujet de notre étude appelle une solution prochaine. Étant données les velléités d’indépendance du Canada, le relâchement des liens avec la métropole, le voisinage des États-Unis, les tendances de la politique annexionniste et les intérêts commerciaux qui existent entre la colonie anglaise et la république américaine, quelle sera cette solution ?


V

Le maintien du statu quo n’est pas possible. Personne n’y croit, et si l’on n’est pas d’accord sur sa durée, on l’est du moins sur son caractère essentiellement provisoire. L’Angleterre n’y contredit pas, et nous noterons sur ce point les curieux aveux de ses hommes d’état. Plus désintéressé dans la question, le baron de Hubner, ancien ambassadeur et ancien ministre d’Autriche, dans son intéressant ouvrage : Promenade autour du monde, écrivait en 1873 ces lignes significatives : « Les Canadiens sont mécontens ; pour eux, il s’agit de l’éternelle question de la pêche. Ils se disent négligés par les envoyés de lord Granville, abandonnés par la mère patrie, sacrifiés à ses intérêts. Déjà, avant mon départ d’Europe, un homme d’état anglais éminent m’a dit : La séparation du Canada n’est qu’une question de temps ; le traité que l’on vient de conclure accélérera ce moment. Avant quatre ou cinq ans, il se présentera. Tout le monde sait combien en Angleterre l’opinion publique s’est, dans les derniers temps, familiarisée avec l’idée de la perte des colonies. Quiconque, il y a trente ans, aurait osé prévoir cette éventualité eût été dénoncé comme ennemi public, s’il était étranger, ou, s’il était Anglais, comme coupable de haute trahison. La génération actuelle se place à un autre point de vue. Elle admet comme inévitable et elle se prépare à voir s’accomplir, au premier coup de canon que l’Angleterre tirera contre un ennemi étranger, la déclaration d’indépendance du Canada et de l’Australie. »