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je n’entrerai pas ici. Vaut-il mieux laisser aux Américains un objet de crainte et de jalousie par le voisinage d’une colonie anglaise, ou bien rendrons-nous la liberté à nos frères opprimés pour retrouver tous les profits de nos anciens établissemens sans en avoir la dépense et les déprédations ? Mettrons-nous dans la balance du Nouveau-Monde un quatorzième état qui nous sera toujours attaché et qui, par sa situation, offrirait une grande prépondérance dans les troubles qui diviseront un jour l’Amérique ? Les opinions sont très partagées sur cet article. Je connais la vôtre, monsieur le comte, et mon penchant ne vous est pas inconnu. Je n’y pense donc en aucune manière, et ne regarde cette idée que comme un moyen de tromper et inquiéter l’ennemi[1]. »

Ce document, curieux à plus d’un titre, montre que Lafayette ne se faisait aucune illusion sur les chances d’une expédition au Canada, et qu’il prévoyait déjà les épreuves que devait subir la république naissante. Il est hors de doute qu’à cette époque l’annexion du Canada aux États-Unis eût assuré au nord une incontestable prépondérance et hâté la crise de sécession. La rupture se serait faite plus tôt, dans des conditions différentes, et eût abouti à une séparation définitive entre deux sections de forces à peu près égales, et entre lesquelles les haines n’auraient pas eu le temps de s’envenimer. Entraînés vers le nord par le poids du Canada, les états de la Nouvelle-Angleterre auraient suivi leur pente naturelle, et la lutte sourde et acharnée qui a précédé la crise de 1863 eût été évitée.

Lafayette avait vu juste. Le voisinage d’une colonie anglaise fut un objet de crainte et de jalousie pour les états du nord, et pour ceux du sud une préoccupation constante. En effet, si les hasards de la politique ou d’un heureux coup de main des flibustiers du Maine introduisaient le Canada dans l’Union, la majorité se déplaçait au congrès, les états de la Nouvelle-Angleterre, maîtres du pouvoir, franchissaient le Saint-Laurent et les lacs, s’étendaient jusqu’à la baie d’Hudson, poursuivaient sans crainte leur marche dans l’ouest, découpant dans ce territoire, égal en étendue aux deux tiers de l’Europe, de nouveaux états libres, détournant à leur profit le flot croissant de l’immigration.

La guerre terminée, l’irritation subsistait. Sur mer, l’Angleterre affirmait le droit de visite et soumettait les navires américains à des formalités humiliantes sous prétexte de saisir à leur bord des matelots déserteurs. Once an Englishman, always an Englishman. Une fois Anglais, toujours Anglais. Les États-Unis protestaient et affirmaient le droit de naturalisation. Sur les frontières du nord, les Indiens s’agitaient et pillaient les settlements américains.

  1. Revue rétrospective, 2e série, vol. 8, p. 292.