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éveiller l’amour dans le cœur des vierges. À Venise, selon M. Bernoni[1], pour ensorceler une jeune fille, on lui fait aspirer une fleur. En France, les contemporains de Descartes n’étaient pas d’un autre avis, car les adversaires d’Urbain Grandier, curé de Loudun, l’accusèrent d’avoir ensorcelé les Ursulines, en jetant par-dessus les murs du couvent des roses dont le parfum les mit à la discrétion du magicien, que l’implacable Richelieu fit brûler vif[2]. N’est-il pas curieux de voir les prêtres français du XVIIe siècle croire comme les brahmanes à la puissance des fleurs lancées par l’arc du dieu de l’amour ?

Image de la vie et de la fécondité dans notre monde, la fleur est dans l’autre la figure de l’immortalité. Nous avons vu qu’elle garde une fraîcheur éternelle sur le front des dieux de l’Inde. Chez les Hellènes, on cueille des fleurs dans les prairies heureuses des champs Élysées, croyance que Mannhardt a retrouvée dans les légendes germaniques[3].

De pareilles idées devaient donner naissance à la fête des fleurs, la rendre fort populaire, et, après tant de révolutions religieuses, la faire subsister jusqu’à nos jours. Dans l’Inde, pays où une merveilleuse végétation ne s’arrête jamais, on lui consacrait les trois derniers jours de décembre. Dans l’Asie-Mineure, la fête des fleurs commençait le 28 avril ; on ornait les maisons de fleurs, on en couvrait les tables, dans les rues on se parait de couronnes. Au printemps, les Athéniens mettaient des couronnes de fleurs aux enfans qui avaient atteint la troisième année. À Rome, les fêtes de la déesse des fleurs commençaient le 28 avril et duraient jusqu’aux calendes de mai. Les fêtes de Flore ont mieux réussi que d’autres à tromper la vigilance de l’église ; car on en retrouve la trace dans tout le monde latin. Sainte Fleur[4] (ailleurs Flora) essaie d’oublier sous l’auréole chrétienne les désordres qui accompagnaient ses fêtes chez les Romains. En Roumanie, le premier dimanche de mai, les paysans vont dans la prairie et la forêt voisine, se couronnent de fleurs et de feuillages, et retournent en chantant au village. Polydore Virgile, qui au XVIe siècle assistait en Ombrie aux mêmes fêtes, se sert pour les décrire[5] des expressions que je viens d’employer. En Toscane, on trouve les mêmes usages dès le XIIIe siècle. En

  1. Le Strighe, Venezia, 1874.
  2. V. Aubin, Histoire des diables de Loudm ou cruels effets de la vengeance de Richelieu, Amsterdam, 1776. — On sait le parti qu’Alfred de Vigny a tirer de ces scènes dans Cinq-Mars.
  3. Mannhardt, Germanische Mythen.
  4. « Sainte Barbe et sainte Fleur, » dit une vieille pièce en vers français contre le tonnerre.
  5. De rerum inventoribus, 422, Lyon, 1586.