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ancêtre. Dans la capitale de l’empire d’Orient, on parlait d’un arbre colossal placé au milieu du paradis, qu’il couvre de son ombre. Cet arbre, brillant comme l’or et le feu, possède les feuilles et les fruits de tous les arbres terrestres. Son feuillage exhale le plus doux parfum, et de ses racines coulent douze sources de lait et de miel, comme du frêne Yggdrasil des Scandinaves tombe la « chute du miel » (humângfall), et comme le Gaokerena des Perses produit l’ambroisie. Il n’est pas difficile de reconnaître l’arbre byzantin dans l’arbre primitif russe. Cet arbre est de fer, il a pour racine la force même de Dieu ; sa tête soutient les trois mondes, le ciel, la terre et l’enfer.

La naissance de la flamme était bien propre à fortifier chez les peuples primitifs l’idée qu’ils se faisaient du caractère surnaturel de l’arbre, ainsi que l’a prouvé le professeur Adalbert Knhn dans un travail justement admiré sur l’origine du feu[1]. Quelques sauvages ont conservé l’usage de faire du feu en tournant un bâton dans le trou d’un morceau de bois, et Gonzalo d’Oviedo, l’auteur du Sommario delle Indie occidentali, expliquait minutieusement aux Italiens de son temps comment les Américains l’obtenaient de cette manière. Dès les temps védiques, la production du feu fut assimilée à la création même des êtres vivans, et considérée également comme un prodige, comme une conquête arrachée au monde supérieur. Dans cet ordre d’idées, il était naturel d’attribuer au bâton une vertu magique. L’épopée juive attribue au bâton de Moïse une puissance extraordinaire. C’est avec ce bâton qu’il épouvante l’Égypte et son Pharaon ; c’est avec lui qu’il fait jaillir, dans le désert, l’eau du rocher. Pour les anciens, le bâton a le pouvoir de faire sortir l’eau claire du rocher ténébreux, l’or resplendissant de la terre noire, la flamme céleste de l’arbre à la sombre écorce. Par extension il peut chasser de leur retraite les amis des ténèbres, les démons et leurs instrumens, comme avec le bâton du Christ saint Patrice, adversaire redouté du diable, fit sortir les vers venimeux de l’Irlande. Avant lui, l’Atharva-Véda invoque dix espèces de branches qui ont un pouvoir vermifuge[2]. Dans une tradition du cycle épique de Novgorod, Péroun, le dieu russe de la foudre, armé du bâton, chasse les ténèbres de l’hiver et ouvre les portes au printemps. La verge d’or d’Indra, foudre étincelante, ouvre les ténébreuses cavernes des nuages, où les démons voleurs ont caché les vaches fécondes, le trésor des eaux du ciel, que la terre altérée de l’Inde attend avec angoisse. Dès le XIe siècle, nous voyons, en France,

  1. Herabkunft des Feuers, ouvrage que M. Baudry a fait connaître en France.
  2. Même mythe chez les Allemands (Wuttke, der Deutsche Volksaberglaube) et chez les Slaves (Mannhardt, Baumkultus der Germanen).