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rappelait que pendant la dernière épidémie de peste en Égypte (1834-1835) le docteur Clot-Bey s’est inoculé impunément le virus, et a couché dans des chemises de pestiférés qui venaient de mourir à l’hôpital. Convaincu de cette vérité, et mécontent des mesures rigoureuses prises par les Allemands pour empêcher la diffusion du fléau, un habitant d’Astrakhan a fait au chancelier de l’empire allemand une plaisanterie d’un goût douteux : il lui a envoyé dans une lettre les cheveux d’un pestiféré et un morceau du linge que celui-ci portait en mourant, linge soigneusement imbibé dans le sang et les ulcères du malade. Le facétieux Kalmouk assurait que le prince de Bismarck, après avoir touché ces objets contaminés, ne serait pas le moins du monde atteint de la peste[1].

Il est difficile cependant de voir dans ces faits une preuve que la peste n’est pas contagieuse. Il semble que le bon sens se refuse à admettre une pareille conclusion. A la rigueur on pourrait prétendre, — et cependant cette opinion est tout à fait abandonnée, — que le choléra n’est pas contagieux, car il apparaît très rapidement en des endroits divers, volant de Marseille à Paris, de Paris à Berlin, de Berlin à Vienne, sans qu’on puisse saisir les transitions ; ainsi, par exemple, le choléra sévit à Marseille : quelques jours après il est à Paris, sans que la ville de Lyon, entre autres, et les pays intermédiaires soient infectés. La peste ne se comporte pas ainsi. Elle est plus tenace, sa marche est beaucoup moins rapide. Voyez combien de temps elle est restée à Bagdad, à Recht : depuis le milieu de novembre, elle est à Vetlianka, et n’en est pas sortie. Le cordon sanitaire de la stanitza de Vetlianka a bien son importance ; mais croit-on que le choléra eût été arrêté comme la peste ; et qu’un cordon de cosaques l’eût empêché de prendre son essor ? En Ethiopie, d’après M. d’Abbadie, la peste existe constamment, et cependant la haute Égypte n’est pas atteinte. Quoique la basse Égypte soit souvent envahie par la peste, jamais la peste n’a envahi la moyenne et la haute Égypte : Dieu sait pourtant que dans ces pays l’hygiène, soit publique, soit privée, n’est pas en grand honneur.

Si de ces faits et des faits négatifs de l’inoculation de la peste on voulait conclure que la peste n’est pas contagieuse, on commettrait une erreur et une imprudence. Parce que nous ne connaissons pas exactement les conditions de la contagion, est-ce une raison pour la nier ?

  1. Le maréchal de Moltke, dans ses Lettres d’Orient, fait mention de la peste qui sévissait en 1837 à Constantinople. « Je ne te parlerai pas de l’origine du mal, écrit-il à sa femme. Ni moi, ni personne ne la connaît. C’est l’énigme du Sphinx, et elle coûte la vie à ceux qui cherchent à la surprendre. Dernièrement un jeune docteur allemand a fait pendant trente jours toutes les expériences possibles et a fini par s’asseoir dans un bain turc avec un pestiféré. Vingt-quatre heures après, il était mort. »