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ressources, littéralement inépuisables, semblaient à la disposition de tous ceux qui apporteraient deux bras pour se saisir de leur part. Le capital était réputé surabondant ; ce qui manquait, c’était le travail, on lui promettait de gros salaires pour de courtes journées. Pendant assez longtemps le tableau n’était pas trop flatté ; il y avait, de l’autre côté de l’Atlantique, un peu plus de chances de se procurer l’aisance que dans certaines parties de notre vieille Europe. Aussi le courant de l’émigration avait-il pris une largeur et une profondeur qui rappelaient la migration des peuples dans les premiers siècles de notre ère. Ce sont les lettres des parens, des amis, des anciens voisins, des camarades qui mettaient en route les masses qui traversèrent l’Océan ; on imitait l’exemple de ceux qui avaient réussi. L’immigration atteint en 1873 (année finissant le 30 juin) le chiffre d’un demi-million. La crise ayant éclaté, le mouvement se ralentit ; l’année suivante, il ne vint que 313,000 émigrans, l’année d’après 227,000, puis 169,000, et en 1877 et 1878 il en débarqua encore moins dans les ports des États-Unis. En revanche, les départs se multiplièrent, soit pour retourner en Europe, soit pour se rendre en Australie ; en une seule année 92,000 personnes quittèrent le rivage de ce pays qui avait perdu son prestige.

Le travail en effet avait cessé d’être abondant. Par quelles causes un changement aussi extraordinaire s’était-il produit ? Comment les richesses naturelles qui couvrent la terre américaine avaient-elles pu être stérilisées ? C’est ce que nous exposerons dans le courant de ce travail. Ce qu’il faut bien constater ici, c’est que dès 1873 une nouvelle tâche s’est imposée aux municipalités de Boston, de New-York, de Philadelphie, de Chicago et de beaucoup d’autres villes, et que cette tâche est allée pendant quelques années en s’aggravant : le paupérisme s’est développé dans des proportions effrayantes. En 1877, les chefs des trade’s unions évaluaient à 2 millions le nombre des ouvriers sans travail ! Ceux qui sont occupés ont naturellement dû se contenter d’une rémunération moindre. Les réductions de salaires n’ont pas eu lieu sans luttes. Les grèves ont été nombreuses ; les scènes tumultueuses, les violences n’ont pas été rares. Les sanglantes émeutes des ouvriers des chemins de fer ont épouvanté l’Europe. La misère, venant se greffer sur une corruption peu surprenante dans un pays où les passions sont vives et qui renferme tant d’élémens vicieux, a produit une population de vagabonds de la pire espèce, les tramps. Ils se forment par petites troupes qui se répandent dans les campagnes. Il y a peu de villages aux États-Unis. Chaque cultivateur s’établit au milieu de son domaine à plus ou moins de distance de ses voisins ; il se trouve ainsi à la merci de ces vagabonds. Leur procédé est toujours le même : ils se présentent inopinément devant une ferme isolée et demandent à