Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/41

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

En la faisant, le prêtre errant dont nous venons de raconter les traverses avait accompli sa propre destinée. A partir de ce moment, les chroniques le perdent de vue, et il meurt obscurément. Chaque homme a ainsi sa tâche, petite ou grande, dans l’œuvre générale de son temps ; il naît pour elle, elle est sa raison d’être dans l’harmonie du monde ; cette tâche remplie, il devient inutile et disparaît. De même, dans l’ordre de la création naturelle, l’individu qui s’est acquitté de sa fonction est éliminé, depuis l’insecte qui a donné sa chrysalide jusqu’à la plante qui a porté son fruit ; s’il est intéressant pour le philosophe de surprendre le jeu de l’atome dans le secret labeur de la nature, il ne l’est pas moins de discerner dans l’histoire le rôle de son plus modeste instrument. Jérémie fut un de ces instrumens inconsciens, et il nous a plu de le suivre dans les voies détournées par lesquelles le destin l’a mené au point où cet ouvrier devait servir ses desseins. Ce point est atteint, le vieillard ne compte plus. Vers 1594, on descendit sans bruit sa dépouille dans quelque caveau du monastère de Chalki peut-être, ou du Pantocrator ; son biographe ne saurait où la retrouver aujourd’hui.

Quatre ans après, le tsar Féodor quittait de même ce monde, auquel il appartenait si peu. Une légende enracinée en Russie veut qu’à ses derniers instans il ait eu une vision que Pouchkine a retracée en vers magnifiques dans une scène fameuse de Boris Godounof : « À l’heure de sa fin, un prodige inouï s’accomplit. Au lit du mourant apparut un être lumineux, visible pour le seul Féodor ; le tsar commença à converser avec lui, et il l’appelait « très haut patriarche… » Tous, alentour, étaient saisis d’épouvante et pressentaient une apparition céleste ; car notre seigneur le patriarche ne se trouvait pas alors dans le lieu auguste d’où partait l’âme royale. »

Quel était ce patriarche imaginaire avec lequel s’entretenait l’agonisant ? N’était-ce pas quelque vivant souvenir ou quelque appel de l’Oriental qui avait devancé le Moscovite dans la tombe ? Peut-être le faible cerveau du pieux monarque avait-il été profondément frappé par l’arrivée du pontife œcuménique, par la scène solennelle de 1589 dans l’église de l’Assomption ; peut-être, avec cette ampleur de vues que donnent au plus simple les lumières de la mort, le tsar découvrait-il, en entrant dans la postérité, la grandeur de l’acte accompli sous son règne ; peut-être la vision commencée dans le passé et qui allait s’achever dans l’éternité montrait-elle à Féodor les splendeurs futures s’envolant, avec l’aigle impériale, de la tiare de Jérémie de Byzance sur celle de Job de Moscou.


EUGÈNE-MELCHIOR DE VOGUÉ.