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diadème et coiffa un bonnet de pourpre, surmonté d’un rubis de la grosseur d’un œuf. Jérémie prit place à la première table, à la droite de Féodor ; aux autres tables se pressaient les boïars dans leurs magnifiques costumes, et parmi eux des princes géorgiens qui apportaient le tribut, sous le vêtement martial du Caucase. Le repas commença, un de ces festins de la vieille Moscou qui duraient parfois plus de six heures et qu’on servait avec dix-huit cents plats de vermeil. Le tsar envoyait de sa main des viandes et des coupes d’hydromel aux seigneurs qu’il voulait favoriser ; les échansons eurent l’attention délicate de verser à nos prélats des vins de Grèce, de Crète, et même de Monembasia, le diocèse de l’évêque Dorothée. Son frère d’Élassone ne peut contenir son admiration devant la splendide orfèvrerie qui couvre les tables : une amphore d’argent massif, que douze hommes portaient à peine ; des hanaps et des calices de travail persan ou italien, représentant des ours, des autruches, des cigognes, des chasses et des guerres ; des plats repoussés d’Allemagne et des cristaux de Venise, le luxe et les arts réunis de l’Orient et de la renaissance européenne émerveillaient nos voyageurs dans ce palais où ils s’attendaient à trouver un roi barbare. On peut se convaincre que l’enthousiasme des convives n’eut rien d’outré en parcourant le musée des armes à Moscou et le trésor des Ivans ; tous les voyageurs contemporains témoignent de même de ce luxe fou et de la manie des gemmes, qui avait travaillé Ivan IV ; un légat de l’empereur Maximilien, Cobenzl, écrit en 1577 : « J’ai vu les trésors de notre saint-père au château Saint-Ange, ceux du roi catholique et du roi de France, ceux de sa majesté en Hongrie comme en Bohême ; ils ne peuvent être comparés à ce que j’ai vu ici, surtout en fait de couronnes et de diamans. »

En rentrant chez eux, les prélats trouvèrent les marques de la munificence souveraine. Nous ne suivrons pas notre guide dans la longue énumération des vases précieux, des fourrures de Sibérie, des étoffes d’Italie et de Damas dont ils furent gratifiés. Boris ne s’était pas montré ingrat envers le patriarche qui venait de lui céder le gouvernement des âmes russes ; il avait royalement fait les choses. Le grand chambellan offrit à chacun des Grecs une part de ces richesses avec des paroles flatteuses qui en augmentaient le prix. Il trouva même des phrases fort heureuses, pour un soi-disant barbare, à propos de « l’illustre mont Olympe, patrie de la sagesse et de l’éloquence ; » ceci s’adressait « au plus petit de tous les évêques, à l’abject pécheur Arsène, » qui, malgré cette profession d’humilité, fut agréablement caressé dans son amour-propre et acquis à jamais au chambellan et à son maître.