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nouvellement débarquée ; elles en avaient aussi l’inexpérience. Il est toujours dangereux de confier une opération qui doit avoir lieu dans les ténèbres à des soldats peu familiers avec les localités. Les voltigeurs de la garde en firent l’épreuve quand on les chargea d’enlever à Sébastopol les embuscades de l’attaque de gauche. Ils eurent une peine infinie à se reconnaître au milieu du dédale des tranchées. Démosthène réussit d’abord. A la tête de dix mille hommes pesamment armés et d’un nombre à peu près égal de peltastes, il surprit la plupart des postes fortifiés qui gardaient les hauteurs, en bouleversa les retranchemens et se crut un instant maître des Épipoles. Une colonne sortie de la ville vint tout à coup interrompre son triomphe ; la confusion se mit dans les rangs de ses hoplites, et le trouble n’en fut que plus grand quand ces troupes de provenance diverse essayèrent de se reconnaître en se donnant le mot d’ordre à voix haute. C’est là un secret qu’il ne faut jamais s’exposer à livrer à l’ennemi, et je pourrais citer le nom d’un capitaine de frégate, — contre-amiral aujourd’hui, — qui a préféré, allant sonder l’entrée du port de Sébastopol de concert avec une embarcation anglaise, se laisser fusiller pendant dix minutes par un de nos postes plutôt que de manquer sur ce point à la consigne. Maîtres du mot d’ordre des Athéniens, les Syracusains s’en servirent pour surprendre et pour massacrer des détachemens entiers. Démosthène fit de vains efforts pour rétablir le combat ; il fut entraîné par les fuyards, laissant derrière lui sur le plateau plus de deux mille morts et au moins autant de blessés.

L’échec était complet et d’autant plus grave qu’il atteignait la nouvelle armée dans sa confiance. « Voilà la guerre, disait l’empereur après la bataille de Kulm qui bouleversait tous ses plans, hier bien haut, aujourd’hui bien bas. » Il est certain que, s’il y a en nous quelque chose qui nous permet d’influencer le sort, il y a aussi dans le jeu des batailles une influence secrète qui échappe à notre philosophie. Ce sont ces mystérieux incidens qui ont créé la foi aux présages, aux oracles, aux indications de tout genre des devins. Nicias s’arrêtait avec épouvante devant une éclipse de lune, tout était pour lui avertissement des dieux ; Démosthène au contraire n’en voulait croire que la lance de ses soldats et son propre courage. Cependant le jour où le fils d’Alcisthène, le défenseur énergique de Pylos, descendit vaincu des Épipoles, rien ne lui eût servi de relever, avec la fierté d’Ajax, son front foudroyé ; les assiégeans démoralisés de Syracuse n’y auraient pas moins reconnu l’empreinte de la colère céleste et lu, dans leur effroi, l’arrêt inéluctable qu’y avait tracé en caractères sanglans le destin. Un général habile doit s’efforcer d’inspirer à ses troupes la foi en sa