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après les révoltes, il n’y eut plus de droit pour les vaincus, les Allemands en tuèrent un nombre énorme ; ils transportèrent les survivans d’une province dans une autre, et les classèrent, non d’après leur rang héréditaire, mais d’après leur conduite envers l’ordre, brisant à la fois l’attache au sol natal et l’antique constitution du peuple. L’ordre garda quelques égards pour les anciens nobles qui avaient mérité par leur conduite de demeurer libres et honorés ; il employa aussi des Prussiens à divers services publics, mais le nombre de ces privilégiés était restreint, et la masse des vaincus tomba dans une condition inférieure, voisine de la servitude. Les conquérans chrétiens ne regardèrent pas même les vaincus comme des frères dont il fallait sauver l’âme, qui valait la leur. Dès les premières années de la guerre, le pape se plaignait qu’ils laissassent les Prussiens persévérer dans le paganisme, et l’ordre a gardé jusqu’au bout cette indifférence. Dusbourg, décrivant les mœurs antiques des Prussiens, raconte que l’hospitalité qu’ils donnent n’est pas complète, si toute la maison, homme et femme, fils et fille, ne s’enivre point avec ses hôtes ; que la femme, servante qu’on achète, ne mange point avec son mari et lave chaque jour les pieds des hôtes et des domestiques ; que la composition pour un crime commis est admise seulement après que l’homicide ou quelqu’un de ses proches a été tué par les parens de la victime. Ces coutumes du XIIIe siècle se retrouvent encore au XVe. Après que l’ordre eut subi le désastre qui le fit passer à la condition de vassal de la Pologne, le grand maître Paul de Russdorf ouvrit une enquête publique sur les causes de la misère profonde où le pays était tombé. Un moine chartreux écrivit alors une sorte d’exhortation où il reproche à l’ordre les fautes commises et surtout sa conduite « envers le commun peuple, notamment envers les Prussiens, » qu’il appelle « les pauvres Prussiens. » Ceux-ci ont gardé, dit-il, les usages païens, et comment en serait-il autrement ? Leurs maîtres, disent aux prêtres qui les voudraient convertir : « Laissez les Prussiens demeurer Prussiens. » Ils les empêchent d’aller à l’église, les accablent de corvées, même les saints jours, et ne se soucient que d’en tirer de l’argent et des services. Ils exigent d’eux quantité de sermens, et les induisent à faire quantité de parjures, car ce crime, qui entraîne la damnation éternelle, est purgé par une amende ridicule. Ils tolèrent, les jours de noces prussiennes, des danses diaboliques où des femmes s’habillent en hommes ; ils laissent se multiplier l’assassinat, qui est « commun en Prusse, » car le wergeld est si bas qu’il coûte moins cher de tuer un homme que d’acheter un cheval : ces meurtres se commettent le plus souvent dans des orgies où des familles entières s’enivrent et s’entre-tuent.