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nus, le tombeau des martyrs. Il eût mieux fait de servir le Christ, les armes à la main, à la frontière d’Allemagne, où les Danois un moment convertis retournent au paganisme sous le fils de Harald à la dent bleue, pendant que les margraves de l’Elbe, ces sentinelles carolingiennes oubliées par le successeur de Justinien, se défendent à grand’peine contre les Wendes.

Adalbert fut-il pénétré par l’esprit de ce monde caduc, qui semble avoir épuisé la vie et où l’imagination pédantesque des hommes erre dans les ruines du passé, comme s’ils n’attendaient plus rien de l’avenir ? Peut-être crut-il que la fin du monde était prochaine, et il résolut d’aller demander aux Prussiens, dont il avait ouï parler en Bohême, le martyre, c’est-à-dire le salut éternel. C’était en l’année 997. Adalbert passa par l’Allemagne et par la Pologne. Il demanda au duc polonais une escorte de quelques hommes et une barque, puis descendit la Vistule jusqu’à la mer, suivit le rivage dans la direction de l’est, et, après quelques jours de navigation, aborda sur la côte orientale de la Prusse. Le prêtre Benoît et le moine Gaudentius, qui étaient avec lui, ont inspire deux des récits de la « Passion de saint Adalbert, » où l’on retrouve le sentiment d’horreur que le souvenir de la terre prussienne a laissé dans leur esprit. A peine la barque eut-elle touché le rivage que les matelots, déposant à la hâte leurs passagers, s’éloignent à force de rames, dans la nuit qui les protège, de cette Prusse « à qui Dieu est inconnu. » Les missionnaires, effrayés eux-mêmes, restent là quelques jours, sans aller vers les païens, et ce sont les païens qui viennent trouver les apôtres, quand le bruit s’est répandu que des hommes étranges sont « arrivés d’un autre monde. » Une troupe survient « grinçant je ne sais quoi de barbare. » Adalbert était assis, lisant le livre des psaumes ; le plus méchant de ces méchans lève en grondant « son bras noueux, » et frappe l’évêque de sa rame. Le livre échappe des mains d’Adalbert, qui tombe en murmurant : « Béni soit le Seigneur dans sa miséricorde. Si je ne reçois rien de plus en l’honneur de mon Dieu crucifié, du moins j’aurai reçu ce coup précieux ! » Le coup n’était pas mortel, et les barbares n’avaient voulu qu’effrayer les étrangers : « Partez, leur dirent-ils, ou vous mourrez. »

Les trois compagnons partirent, mais pour se rendre en un lieu où se tenait un marché. Il y avait foule ; dès qu’il apparaît, « l’homme du ciel est environné par un flot de têtes de chiens, qui ouvrent une gueule terrible et lui demandent d’où il vient, ce qu’il est, ce qu’il cherche, pourquoi il est venu sans être appelé. Ces loups ont soif de sang et menacent de mort celui qui leur apporte la vie : n’attendant point qu’il parle, ils grimacent et se moquent. C’est le mieux qu’ils sachent faire. Parle, crient-ils enfin, en secouant la tête ! » L’évêque dit en peu de mots ce que disent