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d’où l’on n’en puisse découvrir plusieurs à la fois : les eaux courantes y abondent comme les stagnantes, et les bois de pins qui revêtaient jadis les ondulations de ce terrain, aujourd’hui dénudé, barraient la route aux invasions.

L’histoire explique mieux encore que la géographie pourquoi la région prussienne est demeurée si longtemps isolée du monde. Les légions romaines s’étaient arrêtées aux bords de l’Elbe, puis elles avaient reculé jusqu’au Rhin. La Prusse fut plus sérieusement menacée par Charlemagne, car l’empereur chrétien, défenseur et serviteur de l’église apostolique et universelle, avait entrepris la conquête du monde et la conversion de tous les infidèles. L’armée qui, tous les ans, se réunissait autour de lui de tous les points de l’empire, avait sur l’Elbe ses têtes de colonne fixes : c’étaient les Marches, cantons militaires organisés pour l’offensive et la défensive et tournés vers ce monde slave et finnois qui couvrait l’orient de l’Europe ; mais Charlemagne mourut sans avoir dépassé l’Elbe, et le flot qui menaçait la Prusse avec tous les pays de l’est s’arrêta. La Germanie était chrétienne, il est vrai ; mais elle fut occupée par les luttes intestines qui troublèrent l’empire et le déchirèrent en trois morceaux. Plus tard, les empereurs du saint-empire romain germanique ne daignèrent point poursuivre contre d’obscures peuplades l’œuvre carolingienne, et les Prussiens, séparés de l’Elbe par la largeur du bassin de l’Oder, jouirent du répit qui leur était laissé.

A la fin du IXe siècle, ils furent visités par un hardi marin, le Slesvigois Wulfstan. Parti de Hydaby en Slesvig, Wulfstan navigua sept jours et sept nuits avant d’arriver dans la région inconnue. Il raconte qu’il y a vu beaucoup de villes, dans chacune desquelles était un roi : petites villes assurément et petits rois ; puis, entremêlant à la façon naïve d’un voyageur primitif les renseignemens les plus divers, il dit qu’on trouve dans le pays beaucoup de miel, qu’on y pêche beaucoup, que le roi et les riches y boivent du lait de jument, les pauvres et les esclaves de l’hydromel, qu’il y a beaucoup de guerres civiles et point de bière. Il a surtout admiré la manière dont on célébrait les funérailles. Quand un homme est mort, on laisse, dit-il, le cadavre dans la maison un mois, quelquefois deux, et même, si le défunt est un roi ou un grand, une demi-année. Les habitans conservent les corps par un procédé qu’ils emploient pour glacer leurs boissons l’été. Cependant la maison mortuaire ne désemplit point, et les parens et amis passent le temps à jouer et à boire, la succession faisant les frais de ces réjouissances. Le jour enfin venu de porter le corps sur le bûcher, on réunit tout ce qui reste de l’avoir du défunt ; on en fait trois parts inégales que l’on place, la plus forte à un mille de la ville,