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modifiant à son usage, mais sans en altérer le fond. Il y a dans chaque siècle un type de bonheur accepté, reconnu, auquel chacun conforme ses rêves ; il y a une mode, non-seulement pour les opinions et pour les actes, mais même pour les aspirations et pour les désirs.

Ce type, où pouvons-nous le retrouver ? Un peu partout sans doute, et il est épars dans tous les souvenirs qu’un siècle laisse de lui-même. Mais nulle part on ne le saisit mieux que dans les romans. Les romans fournissent, aux jeunes imaginations les traits principaux dont elles composent cette autre vie si complaisamment rêvée ; l’âme s’en nourrit et se fait un monde à leur image. Aussi, même après qu’ils ont vieilli et qu’ils sont devenus une curiosité littéraire, ils sont utiles encore à nous remettre devant les yeux ce monde dont ils sont les modèles. Je pardonne même aux plus mauvais, car ils nous font entrer plus avant que l’histoire dans l’existence intime d’une époque. Avec eux surtout nous retrouvons quelque trace de cette vie d’imagination qui console des tristesses de la vie réelle.

Qui relit l’Astrée aujourd’hui ? Et pourtant toute une génération a vécu, a aimé avec ce livre. Je ne par le pas seulement de ceux qui en perdirent la tête et se firent véritablement, bergers, Des Iveteaux, par exemple, qui gardait quelques moutons enrubannés dans un jardin de Paris, ou ces vingt-quatre princes d’Allemagne qui abandonnèrent leurs châteaux pour vivre dans un bois. Mais soyons persuadés que tout le monde alors, même les plus sages, se faisaient à l’heure du rêve quelque Lignon de fantaisie. Toute femme jeune et aimante imaginait quelque Céladon ou quelque Sylvandre pour habiter avec lui, sous les arbres feuillus du Forez. On y rêvait en province, et La Fontaine, en songeant à ces bergères, dont il est idolâtre, s’égarait dans les bois de Château-Thierry confiés à sa garde. On y rêvait à la cour, et nous voyons la grande Mademoiselle qui, au milieu des pompes du Louvre, regrette le sort de Sylvie et la cabane d’Astrée, — charmant pays, créé par le génie aimable de d’Urfé, et que, dans leurs rêves de jeunesse et d’amour, ont fréquenté les plus gracieuses imaginations du XVIIe siècle !

Voilà comment les ouvrages de ce genre, même ceux qui ne se piquent pas de peindre les mœurs réelles et la vie d’une époque, nous font entrer en communication plus directe avec elle. Ce qui est vrai de d’Urfé et de Mlle de Scudéry l’est aussi des romans grecs qui leur ont servi de modèle. M. Rohde n’a donc pas eu tort de s’occuper d’eux, malgré leur mauvais renom, et il a fait, en les étudiant avec soin, un livre aussi utile que curieux.


GASTON BOISSIER.