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démentis, il fallait le reculer le plus loin possible. Aussi l’avait-on mis en dehors du monde connu, dans les contrées inaccessibles du nord ou au delà des colonnes d’Hercule. Mais si éloigné qu’on le supposât, personne ne doutait qu’il dût exister quelque part. C’était une croyance solide, même chez les esprits les plus sérieux. Plutarque raconte que Sertorius, qui errait tristement le long des côtes de l’Afrique et de l’Espagne pour échapper à la domination de Sylla, ayant été poussé par le vent dans l’Océan Atlantique, eut un moment l’idée de marcher devant lui, au lieu de revenir en arrière, « et qu’il fut pris d’un désir ardent de découvrir les îles fortunées et d’y vivre en repos loin de la servitude et des batailles. » Que de gens alors, fatigués des luttes de la vie, souhaitaient, comme Sertorius, se réfugier dans cette terre heureuse où régnaient la paix et la justice, des biens qu’on ne connaissait guère ; mais au lieu de l’aller chercher sur la mer, où elle se cache, ils trouvaient plus commode de se la figurer par l’imagination et d’y habiter dans leurs rêves.

Cette forme de récits de voyage était si attrayante et semblait si inoffensive qu’on en usa souvent pour répandre sans danger dans le public des témérités philosophiques. Elle servit aussi aux polémiques religieuses. Lorsque Evhémère voulut faire connaître ses idées hardies sur l’origine des dieux, il se garda bien de les présenter sous une forme dogmatique qui aurait scandalisé les dévots : il les encadra dans une fable romanesque où il racontait un prétendu voyage dans l’Arabie heureuse qu’il aurait fait par l’ordre du roi de Macédoine, Cassandre. La première partie de son livre ne contenait rien qui ne fût connu : c’était une description brillante de cette terre fabuleuse de Panchaïe, qu’Evhémère mit à la mode et que Virgile lui-même a chantée, la Panchaïe « toute pleine de sables féconds qui produisent l’encens ! » Le voyageur en faisait les plus séduisans tableaux : la campagne est plantée d’arbres magnifiques qu’égaie le chant des oiseaux les plus rares ; les sources y sont des fleuves navigables, qui portent partout l’abondance et sur les bords desquels on vient prendre le frais pendant les ardeurs de l’été ; la vigne et le palmier donnent leurs fruits sans culture : c’est un véritable lieu de délices. On pense bien que les discordes, les querelles politiques, les ambitions, les convoitises qui troublent notre misérable monde n’y sont pas connues. La terre appartient à tous, les habitans vivent en paix sous la domination des prêtres, qui distribuent à chacun les produits du sol, après s’en être attribué une double part. Dans ce pays enchanté, les merveilles des arts ne le cédaient pas à celles de la nature. Après avoir dépeint les sites, les paysages et toutes les productions de la terre, Evhémère