Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/311

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’assurance du narrateur le déconcerte, et il n’ose plus douter de fictions ; si intrépidement racontées. Les admirateurs de Platon, — c’était presque toute l’antiquité, — croyaient fermement à l’existence de l’Atlantide. Les historiens la décrivent d’après le maître, les géographes la placent sur leurs cartes, et Christophe Colomb la cherchait lorsqu’il découvrit l’Amérique. « En réalité, dit M. Rohde, elle n’a jamais existé que dans la mer sans limites de la fantaisie. »

Après les philosophes, les politiques. Eux aussi caressent souvent des chimères, et, ne sachant où les placer autour d’eux, ils les logent dans le pays des fictions et des rêves. C’est un pays qu’on habite volontiers aux heures de découragement et de tristesse ; or ces heures revenaient souvent dans ces petites républiques de la Grèce, qui n’ont jamais connu que les excès de tous les régimes et qui n’échappaient à la dure servitude des aristocrates que pour tomber aux mains des démagogues. Ces perpétuelles alternatives affligeaient beaucoup les sages ; aussi le grand comique Aristophane, qui avait assisté à des misères de toute sorte et qui ne pouvait plus espérer de voir fleurir la république idéale sur la terre, prit-il le parti, plutôt que d’y renoncer, de la transporter dans le ciel. C’est là, au milieu des nuages, véritable séjour des rêveries de ce genre, qu’il bâtit sa cité des oiseaux, si sage, si heureuse, dont le peuple donnait l’exemple de toutes les vertus que le poète regrettait de ne pas retrouver à Athènes. D’autres allaient moins haut que lui : ils ne plaçaient pas leur cité modèle dans le ciel, ce qui leur semblait un peu trop loin de nous ; ils aimaient mieux, pour ne décourager tout à fait personne, la reléguer aux extrémités du monde. C’est là que fleurissent des nations imaginaires, les Attacores, les Cymmériens, les Méropes, les Hyperboréens surtout, dont on nous parle plus que des autres. Ces bons Hyperboréens, que tous les voyageurs comblent d’éloges, se plient à tout. On ne sait pas bien exactement où ils sont situés : les uns les placent au nord, les autres à l’ouest ; mais on s’accorde à leur attribuer toutes les qualités imaginables. Ce sont les plus pieux, les plus honnêtes des hommes, qui ne convoitent pas le bien d’autrui, qui respectent les lois, qui obéissent volontiers à leurs magistrats, qui sont satisfaits de leur condition et n’envient pas celle des autres, qui honorent les dieux et ne tracassent pas leurs voisins, des gens enfin comme il ne s’en trouve plus dans la Grèce. Cette profusion d’éloges n’est pas sans causer quelque surprise. Pour que les Grecs, d’ordinaire si pleins d’eux-mêmes et si dédaigneux des autres, aient fait tant de complimens à des barbares, il fallait qu’une expérience cruelle leur eût appris qu’il n’y avait pas moyen de placer dans la Grèce cet idéal de perfection qu’ils se plaisaient à imaginer, et que, pour ne pas s’exposer à des