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distinguait des enceintes concentriques, crénelées et surmontées de clochetons espacés, toujours comme dans les cités de l’extrême Asie. Celle de ces enceintes qui formait le noyau des autres contenait le plateau triangulaire du Kremlin, dominant Moscou comme l’acropole des villes grecques. Une réunion de blanches basiliques, un fouillis de globes et de croix d’or attiraient l’œil sur ce plateau : on apercevait entre elles les sveltes constructions du palais du Térem, avec leurs revêtemens encore tout neufs de terres émaillées. Puis le regard se reportait invinciblement, un peu à droite du Kremlin et en contre-bas de son enceinte, sur la cathédrale de Saint-Basile, rêve d’un architecte en délire : ce monument, monceau d’églises superposées, se dressait comme un animal fantastique, aux écailles multicolores, avec ses douze têtes coiffées d’appendices sans nom, qui pouvaient rappeler exactement à nos Grecs le kaouk, le volumineux turban de parade des pachas et des officiers de janissaires. Entre Saint-Basile et la porte sainte du Kremlin, la place Rouge, nettoyée de ses baraques par l’incendie de 1547, montrait les gibets d’Ivan le Terrible ; les processions solennelles s’y déployaient sans cesse, remontant vers le Kremlin et passant entre les œuvres de justice de cette Grève moscovite ; elles envoyaient leurs litanies aux misérables qui peuplaient les gibets et dont le dernier regard rencontrait la chimérique cathédrale comme un cauchemar de l’agonie. — Quand l’œil quittait le cœur de la ville pour embrasser sa circonférence, il ne distinguait plus, au-delà de la deuxième enceinte de pierre, qu’un labyrinthe de ruelles et de maisons en désordre, izbas de bois enluminées de couleurs vives, perdues et dissimulées dans les jardins coupés d’étangs. A l’extrême horizon et sur les berges hautes du fleuve, une ceinture de grands couvens aux remparts crénelés flanquait la pieuse et militaire cité, forts avancés pour la prière et pour la bataille. Les moines s’y partageaient entre la chapelle et la tour d’armes, guettant l’apparition des colonnes tartares. Sur tout ce vaste panorama passait, montant de centaines de clochers, une vibration d’airain, et l’oreille, comme l’œil, recevait l’impression d’un monastère géant, sur lequel plane la prière, plutôt que d’une capitale avec son tumulte d’activité humaine.

Ainsi se présenta à nos voyageurs la ville où ils entrèrent quelques instans après, avec une pieuse émotion sans doute, mais aussi avec l’inquiétude vague de tout cet inconnu. Ils franchirent la deuxième enceinte, traversèrent les bazars du Kitaï-Gorod, rebâtis en pierre par Boris après les derniers incendies, et gagnèrent, au pied du Kremlin, les logemens qui leur avaient été assignés avec les plus minutieuses précautions. Jérémie fut installé dans la