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gens et les jaunes filles venaient s’y baigner, et l’on disait qu’elle avait la propriété de faire oublier l’amour. « Si c’est la vérité, ajoute le sage Pausanias, il faut avouer qu’il n’y a pas de trésor qui soit préférable à la fontaine du beau berger. » Ailleurs on lui conta une aventure encore plus dramatique, qu’il est très heureux de nous rapporter. Un prêtre de Bacchus, nommé Corésus, était devenu amoureux de la jeune Callirhoé, qui résistait à ses prières et refusait tous ses présens. Corésus, irrité de ses dédains, s’adressa au dieu qu’il servait, et ce dieu, pour venger son prêtre, frappa le pays d’un mal terrible, qui rendait les habitans furieux et les faisait mourir. Ces malheureux, ne sachant comment se délivrer du fléau, consultèrent un oracle célèbre dans la contrée qui était rendu par des colombes du haut d’un chêne, et l’oracle exigea que Callirhoé fût immolée devant l’autel par les mains de Corésus, à moins qu’elle ne trouvât quelqu’un qui consentît à mourir pour elle. Personne ne s’étant présenté, même parmi ses parens les plus proches, pour prendre sa place, elle était conduite au supplice, lorsque l’amour de Corésus se réveilla au dernier moment, et, au lieu de sacrifier la jeune fille, il se tua lui-même. À ce spectacle, Callirhoé se sentit enfin touchée ; saisie de honte et de remords, elle alla mourir sur les bords d’une fontaine qui prit son nom. Que de fois n’a-t-elle pas été contée, depuis Pausanias, l’histoire de cet amour tardif, fait de regrets et de reproches, qui n’aperçoit le prix du bien qu’il a dédaigné qu’après l’avoir perdu, et n’a conscience de lui-même que lorsqu’il ne peut plus se satisfaire !

M. Rohde a pris soin de recueillir et d’étudier ce qui reste de ces légendes locales dont la poésie hellénistique a tiré un si grand profit. La plupart n’étaient qu’une version différente des grands récits mythologiques qu’avaient chantés Homère et Pindare. Les noms seuls sont changés, le fond reste le même. Elles ont pris seulement avec le temps une couleur plus bourgeoise qui les rapproche davantage de la vie commune. Quelques-unes viennent du dehors, surtout de l’Orient[1], car il n’y a pas de frontières pour les histoires de ce genre ; elles s’insinuent d’un pays à l’autre, malgré la différence des langues et la diversité des coutumes, et l’on dirait

  1. M. Rohde cite un exemple bien curieux de ces transmissions de légende d’un peuple à l’autre. Aristote raconte, et tous les historiens ont raconté après lui, à propos de la fondation de Marseille, que le chef des Phocéens, Euxène, assistant, chez un roi du pays, au banquet où la fille du roi devait choisir son mari parmi les convives, la jeune fille, ravie de la bonne mine de l’étranger, le désigna en lui tendant son verre. Ailleurs, cette jolie tradition est rapportée à Zariadres, frère du roi des Mèdes. Elle venait de plus loin encore, car on la retrouve en Perse, dans le Livre des Rois de Firdousi. Nous entrevoyons le chemin qu’elle a suivi pour voyager de la Perse dans la Gaule.