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arriva d’ailleurs à ce moment un événement grave qui acheva d’en précipiter la décadence, A la suite des conquêtes d’Alexandre, la Grèce pour ainsi dire, se déplaça ; elle, déborda de tous les côtés, sur l’Orient. Dans l’Asie-Mineure, en Syrie, en Égypte, il se forma, des monarchies puissantes, qui devinrent des centres scientifiques et littéraires pour les contrées voisines. La littérature grecque, s’y transporta, et l’on voulut y cultiver tous les genres qui avaient illustré Athènes. Mais les circonstances n’étaient plus les mêmes. Les antiques légendes qu’avaient chantées tant de fois la tragédie et l’épopée devaient moins plaire à ce public cosmopolite, qui ne les connaissait pas depuis l’enfance, comme les Grecs véritables : sur ce sol étranger, elles n’avaient plus de racines. Aussi n’est-il pas surprenant qu’on s’en soit bientôt fatigué et qu’on ait cherché à les remplacer par d’autres histoires.

Ici se révèlent encore le caractère et les habitudes de l’esprit grec — Ces sujets nouveaux, qui devaient rajeunir l’épopée, et le drame épuisés, on ne laissa pas les poètes les inventer à leur fantaisie ; on alla les chercher, comme les autres, dans les traditions populaires. Au-dessous des grands mythes, qui étaient nés, pendant la jeunesse des peuples aryens, de la contemplation de la nature, et qui en gardaient le sentiment, il avait germé partout, dans ces contrées heureuses de la Grèce, une foule de légendes locales, qui s’étaient formées autour d’un temple ou d’une statue, à l’occasion d’une fête, pour expliquer un vieil usage dont on ignorait l’origine ou rendre compte d’une expression antique, qu’on ne comprenait plus. L’illustre érudit Welcker a montré combien les poètes de la période alexandrine[1] se sont servis de cette seconde couche de légendes et le profit qu’ils en ont tiré. Elles n’avaient plus la profondeur, le sérieux, la simplicité, le caractère héroïque et grave des anciens mythes, et c’est précisément ce qui les rendait propres à une époque, polie et raffinée, qui ne prisait guère la naïveté, et à qui la grâce plaisait beaucoup plus que la grandeur. Elles n’étaient pourtant pas un simple produit de la fantaisie individuelle, ce qui les aurait privées de cette force et de cette autorité que donne la tradition ; elles avaient pris une couleur poétique dans ces récits populaires, où elles s’étaient longtemps conservées. Leur origine qui les rattachait, à des lieux célèbres ou à des usages anciens leur donnait une sorte de réalité, et permettait de croire qu’elles

  1. Ce nom de Poésie alexandrine, qu’on donne d’ordinaire à toute la poésie de ce temps, n’est pas très juste, car il y a eu alors de grands poètes ailleurs qu’à Alexandrie. Je ne m’en sers que faute de mieux. Les Allemands ont trouvé une désignation plus heureuse que je leur emprunterai quelquefois : ils appellent poètes helléniques ceux de l’époque classique, et hellénistiques ceux qui sent venus après Alexandre.