cette supériorité une raison piquante. En Espagne et en Italie, disait-il, les femmes sont séparées des hommes par tant d’obstacles que, quand on parvient à les aborder, « on profite du temps, sans s’arrêter aux formes ; » ce qui fait que le roman finit tout de suite. En France, au contraire, « où les femmes vivent sur leur bonne foi, » et n’ont d’autre défense qu’elles-mêmes, il faut les assiéger dans les règles, et elles ne se rendent qu’après de longues résistances. Aussi a-t-on inventé, pour les vaincre, « l’art de les cajoler agréablement. » Huet n’y trouve rien à redire ; les romans, où cet art est peint dans tous ses détails, lui semblent des livres ingénieux et délicats dont il se garde bien de condamner la lecture, comme faisaient les théologiens ses confrères. Ils peuvent avoir des inconvéniens sans doute ; « mais les meilleures choses du monde n’ont-elles pas quelquefois des suites fâcheuses ? » Et ici ces inconvéniens douteux sont compensés par des avantages certains. Les romans sont des précepteurs muets, qui succèdent à ceux du collège, et qui apprennent mieux qu’eux à parler et à vivre. On peut beaucoup s’instruire en les lisant, et il n’y a rien « qui dérouille tant l’esprit, qui puisse le mieux façonner et le rendre plus propre au monde. » Huet ne veut même pas qu’on leur reproche trop durement ces peintures passionnées qui choquaient les gens rigoureux. Quand on lui dit que l’amour y est traité d’une façon si insinuante qu’il risque de s’introduire dans de jeunes cœurs et de les corrompre, il répond qu’il n’est pas mauvais que les jeunes personnes connaissent d’avance cette passion pour s’en défendre : « l’expérience fait voir que celles qui n’en ont jamais entendu parler en sont le plus susceptibles, et que les plus ignorantes sont aussi les plus dupes. »
On comprend qu’avec ces principes Huet n’ait éprouvé aucun scrupule à satisfaire son ami Segrais. Il composai donc pour lui, et mit en tête du livre de Mme de La Fayette ; sa célèbre dissertation sur l’origine des romans. Cette origine, il la rapporte à l’Orient, et les raisons qu’il en donne paraissent d’abord assez vraisemblables. Il fait remarquer que l’Orient est le pays des fables, que les peuples qui l’habitent ont l’esprit fort inventif, que tous leurs discours sont figurés et qu’ils ne parient que par allégories. Les Égyptiens, les Indiens, les Perses « excellent dans l’art de mentir agréablement. » On ne trouve dans les ouvrages des Arabes que paraboles, que similitudes, que fictions. « Leur Alcoran est de cette sorte : Mahomet dit qu’il l’a fait ainsi afin que les hommes, pussent plus aisément l’apprendre et plus difficilement l’oublier. » Il est donc à croire que ces contrées sont la véritable patrie des narrations romanesques, et, comme on sait que les plus anciens auteurs quoi les ont fait