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remuante ; ses bannières parurent en Perse, ses architectes rebâtirent Moscou incendié. On ne peut juger avec nos idées apaisées et notre droit régulier ce génie du XVIe siècle, sournois ou violent suivant l’heure, qui respirait dans l’âme des Borgia et des Farnèse, d’un Machiavel et d’un Olivarès, d’un Philippe II et d’un Charles IX. Ce n’est pas dans la civilisation moscovite, sortie la veille de la barbarie, faite aux deux tiers d’influences tatares et byzantines qu’il faut s’attendre à voir atténuer les monstruosités du temps ; il faut plutôt s’étonner de retrouver chez Godounof les plus viriles inspirations des hommes d’état ses contemporains. Lui aussi sut allier dans son œuvre les intérêts de l’avenir à ceux de son ambition ; comme Ivan III, il a peut-être rêvé du grand dessein, et nous allons en saisir la preuve en reprenant le fil de notre récit.

Dans sa marche patiente vers le trône, Boris cherchait surtout à s’appuyer sur le clergé, guide tout-puissant de l’opinion publique. Il avait appelé au siège primatial de Moscou une de ses créatures, le vieux métropolite Job de Rostof. Les métropolites ou prélats de Russie avaient suivi la fortune des grands-ducs à travers leurs capitales successives, de la sainte Kief à Vladimir, et, en dernier lieu, de Vladimir à Moscou ; mais le premier représentant de l’église russe n’en était pas le chef ; ce n’était qu’un évêque, soumis au patriarche de Constantinople, pasteur suprême des églises orthodoxes. Godounof conçut le dessein de rompre ce lien gênant, presque humiliant depuis que les successeurs de Chrysostome recevaient l’investiture des sultans ; il comprit qu’en assurant l’indépendance de l’église nationale et en constituant un patriarche libre aux côtés du tsar, vis-à-vis des patriarches captifs aux mains des infidèles, il attirerait de Constantinople à Moscou toute la sève du tronc orthodoxe ; ce déplacement de la tradition religieuse devait achever le transfert de l’héritage byzantin, commencé par le mariage d’Ivan III avec Sophie Paléologue. Le pieux Féodor accueillit avec ferveur les projets de son ministre. Dès le débat de son règne, un certain Blagof fut envoyé en ambassade au sultan ; il était porteur de cadeaux et de bonnes paroles pour le patriarche et pour les deux diacres russes qui étudiaient, suivant l’usage, la théologie grecque au Phanar. On ne sait si l’ambassadeur Blagof entama formellement la négociation ou prépara seulement le terrain ; mais deux ans après, en 1586, à l’occasion du passage à Moscou de Joachim d’Antioche, Féodor assembla son conseil et lui tint ce langage, dicté par Godounof : « Par la volonté de Dieu et pour la punition de nos péchés, les patriarches et autres prélats d’Orient n’ont gardé de leurs dignités que le nom et sont dépouillés de tout pouvoir ; notre pays, par bénédiction du Seigneur, est fort et puissant ; c’est pourquoi