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traînait sa misère à la cour du pape Paul II ; c’était la dernière des Paléologues, Sophie la Byzantine. Le grand-duc de Moscou, déjà en situation de s’allier aux héritières des princes voisins, — ou pouvant, comme ses prédécesseurs, choisir parmi les trois cents plus belles filles de la Russie, rassemblées sous les yeux du nouvel Assuérus, — se fit envoyer cette exilée et l’épousa de préférence à toute autre ; elle lui apporta en dot l’aigle impériale, qu’il plaça aussitôt sur sa couronne avec plus de raison que le patriarche du Phanar ; on sait comment l’histoire a capitalisé cette dot idéale. — Certes, ce n’étaient pas de médiocres esprits, ces souverains qui semaient ainsi le germe des grands desseins de l’avenir. On voit souvent, à Saint-Michel-Archange du Kremlin, — le Saint-Denis des princes moscovites, — des moujiks baiser dévotement le cercueil de sapin où dort le tsar terrible qui a fait suer tant de sang à leurs pères ; dans cette piété inconsciente, le philosophe retrouve un instinct obscur de la justice populaire ; il se dit que, devant l’histoire, le respect de ces pauvres gens a raison contre les malédictions de leurs aïeux.

On sait comment, dans ces vigoureuses races royales, le sang s’épuise et tarit tout d’un coup. Ainsi arriva-t-il à la race des Ivans. Le Terrible avait frappé de son épieu, dans un moment de colère, l’aîné de ses fils ; quand il mourut lui-même, en 1585, il laissa pour héritier un enfant chétif et borné, Féodor Ivanovitch, sous le règne duquel s’acheva l’histoire que nous racontons. Féodor fut un moine égaré dans le palais ; il s’en échappait furtivement pour passer ses journées avec les religieux au couvent du Miracle ; sa grande affaire était de chanter au chœur les longues liturgies, son plus grand plaisir de sonner les cloches avec les sacristains. Incapable, doux et pieux, il semble un de nos derniers Mérovingiens fourvoyé dans le XVIe siècle russe ; heureusement pour l’œuvre de ses pères, en grand péril entre de telles mains, il se trouva près de lui un maire du palais, dans toute l’acception que notre histoire à consacrée à ce terme. Boris Godounof avait été l’ami et le ministre d’Ivan IV, un des seuls grands boïars épargnés par lui ; il s’empara du faible fils de son maître en lui faisant épouser sa sœur Irène, et exerça durant quatorze ans le pouvoir absolu au nom de Féodor, en attendant qu’il pût ceindre lui-même la couronne de Monomaque. L’histoire a laissé au front de Boris une tache de sang, et la Russie ne lui a jamais pardonné le meurtre mystérieux du petit Dimitri, le dernier rejeton des Ivans qui barrait à son ambition les marches du trône. Pourtant le ministre continua d’une main forte l’œuvre des grands tsars ; il contint la Pologne et la Suède, il acheva d’affaiblir le Tatar et de mater l’aristocratie