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Ivan III, ceint la couronne une année à peine après l’avènement de Louis XI ; mais sa tâche est plus lourde que celle du roi français ; il trouve son patrimoine dans la situation précaire où Charles VII avait trouvé la France, quarante ans auparavant. Le territoire restreint du grand-duché est dépecé entre des feudataires indépendans, hostiles, alliés souvent à l’étranger ; et l’étranger occupe les trois quarts de la Russie future. A l’ouest les frontières livoniennes et polonaises menacent Moscou ; à l’est le Tatar détient le Volga, le Don et les mers, et la Horde-d’Or vient périodiquement brûler les faubourgs de la capitale. Ivan le Grand fait le premier travail d’unification, le travail intérieur ; il « rassemble la terre russe, » rattache les apanages, supprime ses compétiteurs, et laisse à ses héritiers un noyau compact et discipliné pour la lutte extérieure. Au siècle suivant, Ivan IV, celui à qui l’histoire a gardé le nom de Terrible, achève l’œuvre en chassant l’étranger ; il libère Kazan, Astrakhan, « la mère Volga ; » la question tatare, comme on dirait aujourd’hui, est désormais résolue en faveur de l’Europe contre l’Asie. Ivan refoule le Livonien et le Polonais ; un jour des marchands audacieux lui apportent un empire, la Sibérie ; à sa mort, la Russie d’Asie existe de nom et la Russie d’Europe est déjà le plus vaste état de la chrétienté. De même que la nature rigoureuse a fait de cet état une immense plaine, ensevelie cinq mois sous les glaces, le despotisme des Ivans en fait une table rase, nivelée sous la terreur ; l’histoire nous montre le Terrible parcourant ses steppes, de Novgorod à Astrakhan, armé de son légendaire épieu de fer, abattant les têtes trop hautes, déracinant la féodalité, transformant les grands boïars en courtisans craintifs ; « il a passé sur la terre russe comme la colère de Dieu, » a dit de lui un grand poète de notre temps[1]. A la place de l’anarchie des droujines les Ivans ont scellé le pouvoir le plus autoritaire qui fut jamais ; le grand-duc est le premier général, le premier justicier, le suprême propriétaire et le suprême marchand de la Russie, Nous disons le grand-duc ; ce terme n’est plus déjà qu’une formule archaïque, à l’usage des chancelleries d’Allemagne, jalouses du nouvel empire. En secouant la suzeraineté tatare, Ivan le Terrible prend le titre de tsar ; c’est l’effigie slavonne du César romain ; à ce dernier s’est substitué en Occident le César allemand, l’empereur apostolique ; le tsar russe, le césar orthodoxe se substituera en Orient aux Constantin et aux Justinien. Déjà Ivan III s’était assuré cet héritage moral, suivant les idées du temps, par une union qui témoigne des plus longues visées. Après la prise de Constantinople, il y avait à Rome u : ne pauvre Grecque qui

  1. A. Tolstoï, Dramatitcheskaia trilogia.