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commençons d’abord par sentir et par comprendre toute la beauté de Racine et de Corneille, il sera temps alors de disserter, de peser et de donner des rangs. En attendant, c’est l’humeur, c’est le goût de chacun, ce sont nos sympathies qui décident et qui peuvent seuls décider. Tout ce qu’on peut dire, d’une manière générale, c’est que l’œuvre de Corneille, avec toutes ses imperfections de détail, est plus variée que l’œuvre de Racine, d’un effet plus soudain et plus sûr à la scène, que l’inspiration surtout en est plus haute, plus généreuse, plus élevée au-dessus de l’ordre commun et des conditions ordinaires de la vie ; mais qu’il en coûte de l’avouer au sortir d’une lecture de Racine !

Je crois en avoir assez dit pour expliquer brièvement d’où sont venues ces hostilités que Racine, avec tout son génie, ne put jamais complètement réduire au silence. Entre Racine et ses ennemis, j’entends ceux qui sont dignes que l’histoire les nomme et les discute, ce n’étaient pas des questions de personnes, c’était une question de doctrine qui se débattait. C’est pourquoi les ennemis de Racine furent aussi les ennemis de Molière, comme ils furent les ennemis de Boileau. Mais Boileau, plus habile, ne mourut pas en 1673, comme Molière, il ne mourut pas en 1699, comme Racine, il vécut jusqu’en 1711, il sut durer. Il demeura debout, pour les générations nouvelles, comme le presque unique représentant du grand siècle, comme le dernier survivant de tant de grands hommes, et c’est alors qu’il conquit cette pleine autorité dont on a depuis si souvent essayé de le déposséder, mais qu’on ne lui a pas évidemment ravie, puisque de nos jours encore il se livre autour de son nom des batailles, comme s’il était encore pour nous un contemporain. C’est alors que ses jugemens prirent force de loi, qu’il vengea ses illustres amis et que, devenu l’arbitre des lettres, il continua de leur rendre après leur mort les mêmes offices, les mêmes services qu’il leur avait rendus pendant leur vie.

Que maintenant, dans ces luttes qu’il soutint, Racine n’ait pas toujours fait preuve de patience et de modération, il peut être pénible, mais il est loyal de l’avouer. On regrettera toujours, pour la dignité des lettres et l’honneur d’un grand nom, qu’il ait si cruellement et plusieurs fois maltraité Corneille, comme on regrettera toujours qu’après avoir en quelque façon débuté sous les auspices de Molière, il se soit brouillé brusquement et sans-cause avec lui. Je voudrais seulement qu’on fût juste et que l’on divisât les reproches. Rappelons donc que Racine, le Racine presque inconnu dont Molière avait joué la Thébaïde, lui donna son Alexandre, et, mécontent des acteurs, le retira du Palais-Royal pour le porter à l’hôtel de Bourgogne, enlevant du même coup à la troupe de Molière la pièce et Mlle du Parc, sa meilleure actrice. Mais rappelons aussi que, quand Andromaque parut et remporta d’abord ce succès de popularité qui balança presque celui du Cid, Molière accueillit et joua sur son théâtre la mauvaise et très malveillante parodie