Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 32.djvu/216

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On parlait ainsi, vers 1640, dans les cercles bourgeois du bon ton et du bel air. Ce fut là précisément ce langage et le système littéraire dont il était l’expression que Racine essaya de discréditer, quand il donna son Alexandre. Et c’était beaucoup déjà, puisque ce n’était rien moins que ramener le théâtre aux conditions de la réalité, substituer l’observation de la nature, suivie, serrée de près, à la libre invention romanesque, essayer enfin dans le tragique la même réforme que Molière vers le même temps accomplissait dans le comique. On connaît ce passage de la Critique de l’École des femmes : « Je trouve qu’il est bien plus aisé de se guinder sur de grands sentimens, de braver en vers la fortune, accuser les destins et dire des injures aux dieux que… de rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde. Lorsque vous peignez des héros… vous n’avez qu’à suivre les traits d’une imagination qui se donne l’essor. » mais, lorsque vous peignez des hommes, il faut peindre d’après nature. » L’allusion à Corneille était là transparente. Or cette poétique nouvelle, ce n’était pas seulement la poétique de Molière, c’était la poétique aussi de La Fontaine, c’était celle de Boileau, c’était celle de Racine. Je vais dire une chose monstrueuse, en apparence du moins, vraie pourtant si l’on y réfléchit : ces quatre grands poètes et dans la prose, avec eux, Bossuet et La Bruyère, ce sont les naturalistes du XVIIe siècle. Dans ce sens, Sainte-Beuve a pu dire que le style de Racine « rase volontiers la prose, sauf l’élégance toujours observée des contours. » En effet, on ne rencontre pas dans le style de Racine ces grands vers cornéliens qui, du milieu d’un dialogue ou d’une tirade, se détachant en vigueur, resplendissent d’une. beauté pour ainsi dire indépendante. Les plus grands effets sont obtenus ici par les moyens les phis simples. Dans la trame de ce style, si savant et si voisin de la perfection, je ne vois concourir que les mots les plus humbles de la langue et les tournures de la conversation presque familière. Écoutez l’un après l’autre ces cris immortels de la passion qui se déborde, le cri d’Hermione maudissant Oreste :

Pourquoi l’assassiner ? Qu’a-t-il fait ? A quel titre ?
Qui te l’a dit ?


le cri de Roxane condamnant Atalide :

Qu’elle soit cependant fidèlement servie.
Prends soin d’elle : ma haine a besoin de sa vie ;


le cri de Phèdre apprenant l’amour d’Hippolyte pour Aricie :

Hippolyte est sensible et ne sent rien pour moi !


Dans aucune littérature peut-être, il n’y a rien de plus fort, parce qu’il n’y a rien de plus profondément humain, et qu’y a-t-il de plus