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pensez pas qu’un juste orgueil froissé lui dictât seul sa malveillance. Quand, après la lecture d’Alexandre, il déclara, parmi beaucoup de louanges, que l’auteur n’était pas « propre à la poésie dramatique, » Corneille était sincère, absolument sincère. Et s’il faut tout dire, je crains que ni Bajazet, ni Phèdre n’aient été du théâtre pour ses yeux involontairement aveugles à tout ce qui n’était pas du théâtre selon la manière de Corneille. En effet, c’étaient les chefs-d’œuvre d’un art nouveau.

Depuis tantôt deux cents ans, nous avons en quelque sorte immobilisé les grands hommes du XVIIe siècle dans une attitude de génie et de majesté. Ils sont pour nous des demi-dieux classiques, des demi-dieux de marbre et de bronze, et nous mêlons, malgré nous, à notre admiration je ne sais quel respect superstitieux qui semble gêner la liberté de nos jugemens, parce qu’il gêne en effet la liberté de notre vue. Ils ont vécu pourtant, et vécu de la vie de tout le monde, ils ont combattu surtout, quelques-uns même, comme Racine et comme Molière, succombant à la tâche. Ils ont été dans leur temps les plus audacieux novateurs, et, si l’on excuse l’anachronisme de l’expression, ils ont été, dans ce siècle de la tradition, les plus hardis révolutionnaires. On n’oserait le nier ni pour Molière, ni pour Boileau, ni pour La Fontaine. On ne peut pas le nier davantage pour Racine. Renversons les termes d’un jugement qu’on accepte avec trop de docilité. Corneille n’a pas créé le théâtre du XVIIe siècle. Il n’y a rien dans Corneille qui ne soit dans ses prédécesseurs et dans ses contemporains d’âge ou de popularité : du moins il n’y a que le génie ; mais les élémens dramatiques, les lois convenues de la scène, les ressorts accoutumés de l’action, vous les retrouverez dans Mairet, dans du Ryer, dans Rotrou, dans vingt autres. C’est ainsi qu’il n’y a. rien dans Shakspeare qui ne soit à quelque degré dans Ben Jonson, dans Beaumont, dans Webster, dans Marlowe, rien, si ce n’est Shakspeare lui-même, c’est-à-dire le don plus qu’humain de communiquer l’étincelle et la flamme de la vie. Et c’est pourquoi Corneille, Corneille jeune, avec ses aspirations vers l’héroïsme, avec son admirable poétique de l’honneur, du devoir et du sacrifice, avec son style, avec son vers si franc d’allure, si sonore et si plein, Corneille n’a évité ni l’un ni l’autre des deux grands défauts de son temps, l’emphase espagnole et la préciosité italienne. Ce ne sont pas les Britannicus, quoi qu’on en dise, les Bajazet, les Hippolyte, qui sont « galans et damerets, » ce sont les Sévère, les Cinna, les Curiace, Rodrigue lui-même. Et les grands vers pompeux, ce n’est ni dans Athalie, ni dans Mithridate qu’ils frapperont les oreilles attentives, c’est dans Horace et c’est dans Cinna :

Impatiens désirs d’une illustre vengeance
A qui la mort d’un père a donné la naissance,
Enfans impétueux de mon ressentiment
Que ma douleur séduite embrasse aveuglément….