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beaucoup valoir l’envoi de Camas en France ; vous direz avec un air de jalousie que c’est un de mes intimes, qu’il possède ma confiance et qu’il ne va pas en France pour enfiler des perles. Si l’on veut vous parler d’affaires, dites toujours que vous ne désespérez pas de réussir, pourvu que l’on vous fasse des conditions qui vaillent mieux que celles que les Français me font. » Quelques semaines plus tard il écrivait à Camas, déjà installé à Paris : « Si nous n’avançons point, il ne nous reste qu’à les amuser. Parlez un peu de l’Angleterre, voyez ce qu’ils diront. Voyez si la jalousie ne serait pas un ressort capable de les faire agir en notre faveur ; mettez en mouvement toutes les machines de la rhétorique. » Il les mettait aussi en mouvement à Saint-Pétersbourg pour se ménager un traité d’alliance secrète avec la Russie, et il s’engageait à garder là-dessus le secret le plus inviolable, à enfermer le traité non dans les tiroirs de sa chancellerie, mais dans les archives du cabinet, « dont l’accès était fermé à tout autre qu’à ses ministres chargés du département des affaires étrangères, de la fidélité et de la discrétion desquels, disait-il, je dois être assuré ou je serais fort à plaindre. » Cependant la czarine Anne Ivanovna paraissait médiocrement disposée à se lier les mains, et quand il apprit qu’elle était dangereusement malade, il adressa à Podewils ce billet éloquent dans sa concision : « L’impératrice de Russie va mourir ; Dieu nous favorise et le destin nous seconde. »

La fortune, toujours complaisante pour les réalistes qui ont beaucoup d’argent comptant, une armée en bon état et des agens diplomatiques pleins de zèle, ne tarda pas à lui fournir l’occasion qu’il attendait en la guettant. Dans la nuit du 19 au 20 octobre 1740, l’empereur Charles VI meurt d’une indigestion de champignons, avant d’avoir fait élire roi des Romains son gendre François de Lorraine. Avec lui s’éteint la race masculine d’Autriche ; sa fille Marie-Thérèse se porte son héritière universelle ; mais déjà l’électeur de Saxe, l’électeur de Bavière, le roi de Sardaigne, la France, s’apprêtent à lui disputer la succession. Pendant que les autres larrons se consultent, délibèrent, s’agitent, négocient, Frédéric agit. Il s’était adjugé d’avance sa part dans le butin ; il voulait la Silésie, il la prend. C’est encore un grand principe de la politique réaliste que dans certains cas l’audace est le parti le plus sûr, qu’avant de plaider, soit qu’il s’agisse de la Silésie ou du Slesvig, il est sage de se garnir les mains, de s’emparer, s’il se peut, de l’objet en litige. Beati possidentes ! s’est écrié un jour, pendant la guerre d’Orient, un homme que l’Europe écoute toujours avec étonnement ou avec crainte, ou avec admiration. Frédéric était pénétré de la justesse de cet adage. Il estimait que, « si l’on se trouve une fois en possession d’un pays, on traite beaucoup mieux par rapport à sa cession que si on la doit obtenir par la voie d’une négociation ordinaire. »