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avait son idée, qui lui était plus précieuse que la vie et surtout beaucoup plus chère que la morale. On peut dire que le 31 mai 1740 la politique réaliste est montée sur le trône de Prusse, et que ce jour-là les cendres de Machiavel ont dû tressaillir dans leur tombeau. Sans doute ce que nous avons vu depuis mérite notre admiration ; mais en toute chose la gloire des commenceurs sera toujours la plus belle, et les disciples doivent s’incliner devant leur maître.

Le premier principe de la politique réaliste est qu’en politique il n’y a point de principes, qu’il n’y a que des occasions, que les occasions sont fugitives, qu’il faut les prendre aux cheveux, que, si on les laisse échapper, elles ne reviennent plus, que le devoir d’un homme d’état est de les guetter sans cesse et de les mettre à profit sur-le-champ, que partant il doit être toujours attentif et toujours prêt, c’est-à-dire avoir beaucoup d’argent en réserve dans ses caisses et beaucoup de baïonnettes bien disciplinées. Frédéric II était prodigieusement attentif, et dès les premiers jours de son règne il était prêt, ayant eu le bonheur de succéder à un roi qui avait passé sa vie à entasser plus de 20 millions d’écus dans des tonneaux et à se procurer les plus beaux grenadiers et les plus belles troupes de l’Europe, que le prince d’Anhalt avait disciplinées pendant trente ans. Quand on apprit en France que le Vandale venait d’être remplacé sur le trône par un jeune prince plein de grâces et de talens, qui jouait de la flûte, qui aimait les petits vers et la philosophie, et qui avait réfuté Machiavel, on s’imagina que le nouveau roi s’empresserait de licencier « ces géans qui avaient tant fait crier. » Quelques jours plus tard Frédéric II annonçait à Voltaire qu’il avait commencé par augmenter les forces de l’état de seize bataillons, de cinq escadrons de hussards et d’un escadron de gardes du corps. Si bien garnies que fussent ses caisses, il s’occupait aussi d’arrondir son trésor ; à cet effet, il chargeait le conseiller Rambonnet et deux mille hommes bien équipés de rançonner l’évêque-prince de Liège et de lui extorquer un million en ducats de poids. On ne peut jamais être ni trop attentif, ni assez prêt.

Les politiques réalistes ne sont pas des aventuriers ; ils savent que la fortune ne seconde les ambitieux qu’à la condition qu’ils soient prévoyans, que les grandes entreprises veulent être préparées, que, si fort que l’on soit, on a besoin de se ménager des alliés et des complices, qu’il importe de compter avec ses voisins et de les gagner à ses projets par la crainte ou par l’espérance, les deux passions qui gouvernent le monde. On a dit que la petite morale tue la grande ; on a dit aussi que les petites considérations sont le tombeau des grandes choses. Les politiques réalistes méprisent les petites considérations, et leur sagesse a quelquefois un air de folie. Ils ressemblent à cet acteur à qui un homme de goût reprochait de jouer contre toutes les règles