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qu’il plairait au destin de leur donner. Ce fut là que Jérémie se présenta après son intronisation, en bien humble posture. Le pontife passa devant Sainte-Sophie sans oser lever les yeux sur le temple de ses prédécesseurs, il franchit la Bab-Humaïoum, la porte triomphale aux créneaux de laquelle le corps d’un de ses successeurs, Parthénius, devait rester suspendu durant trois jours ; il traversa les cours intérieures sous les quolibets des eunuques noirs, qui errent de ce côté sous les cyprès ; arrivé à la troisième enceinte, à la porte de la Félicité, il laissa ses chaussures aux mains des icoglans et pénétra dans le kiosque du divan, en se courbant sous l’arceau surbaissé à dessein, pour arracher aux ambassadeurs un salut plus humble. Cette pièce a pour tout meuble un large lit, sous un baldaquin doré et constellé de pierres précieuses : accroupi sur ce lit, le Grand Seigneur recevait jadis les hommages des infidèles, quand il ne les entretenait pas de loin à travers une grille pratiquée dans le mur à leur usage. Le nouveau patriarche de Byzance dut se prosterner sur le carreau aux pieds du khalife, avant de recevoir de la main du drogman le fîrman d’investiture. Dans la salle voisine, une cérémonie non moins déplaisante et plus indispensable encore s’accomplissait : un vicaire comptait au khasnadar l’argent du kharatch, tribut qui s’élevait alors à 10,000 florins, et jusqu’au paiement duquel l’élection ecclésiastique n’était qu’une formalité sans valeur. Ces devoirs accomplis, Jérémie sortit du Serai et regagna le Phanar monté sur un cheval blanc harnaché de drap d’or, présent de la munificence impériale.

C’était peu d’avoir acheté du sultan la jouissance de sa charge ; il fallait, pour en assurer la durée, gagner au même prix la bienveillance de quelques-uns des dignitaires influens de la Porte. Notre prélat s’y employa activement ; il se concilia la protection du grand vizir, Mohammed Sokolli, et de Michel Cantacuzène, un Phanariote tout-puissant alors sur les choses de l’église. Ces négociations menées à bonne fin, et au moment où le patriarche croyait avoir chèrement acquis le droit de se reposer, ses protecteurs firent faillite à leurs engagemens de la façon la plus naturelle, la seule pourtant que ne prévoient jamais les ambitieux ; ils sortirent de ce monde, en commençant par Sélim. Un juif portugais, José Miquez, fait duc de Naxos par la faveur du sultan, avait capté cette faveur en introduisant le vin de Chypre au palais. C’était sur les conseils de ce juif que Sélim avait entrepris la conquête de l’île, cinq ans auparavant, pour s’assurer la propriété des précieux vignobles. Quand Bragadino eut succombé dans Nicosie, les galiotes victorieuses eurent ordre de rapporter, avec la peau de l’héroïque provéditeur, une forte cargaison de vin de commanderie. Sélim se livra