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disputaient l’Occident. Dans les premiers jours de 1574, des gens venus d’Allemagne apportèrent à Jérémie une lettre des docteurs luthériens de Tubingen et un exemplaire de la confession d’Augsbourg. Les réformés établissaient dans ces écrits qu’ils étaient simplement revenus à la foi des premiers apôtres et sollicitaient l’église d’Orient de les imiter. On peut imaginer le trouble du prélat « indolent et placide, » dont l’esprit monacal vivait muré dans la tradition, ennemi de tout bruit et de toute nouveauté. Les audaces des controversistes allemands ne pouvaient que terrifier ces casuistes byzantins, toujours prêts aux subtiles discussions sur un texte, mais en garde contre les réformes radicales et éloignés par toutes leurs habitudes intellectuelles de la doctrine du libre examen. Pourtant il y avait là une armée redoutable contre la grande rivale, l’église de Rome, et ce point de vue primait tous les autres à Constantinople. Le patriarche répondit à Jacob, chancelier de l’académie de Tubingen, en protestant d’avance contre toute interprétation dangereuse que les novateurs pourraient tirer de ses paroles. Une curieuse correspondance s’établit entre Tubingen et le Phanar ; elle dura de 1574 à 1578, et n’aboutit à aucun résultat. — Ainsi devait échouer, trois cents ans plus tard, une tentative semblable de rapprochement entre les vieux catholiques d’Allemagne et un successeur de Jérémie ; on se souvient du congrès de Bonn et de l’empressement courtois des théologiens grecs ; mais cette fois encore on a dû abandonner de vains essais de conciliation entre l’esprit de l’Occident, en marche vers l’avenir, et celui de l’Orient, arrêté dans le passé.

Ce n’était pas la lutte pour les idées qui devait remplir la vie de Jérémie ; les compétitions de personnes et d’intérêts n’en laissaient guère le loisir au malheureux patriarche. Le lendemain du jour où il avait pour la première fois ceint la tiare et incarné dans sa personne le fantôme d’une grandeur évanouie, une dure obligation vint le rappeler à la réalité ; on le mandait au Seraï pour recevoir l’investiture du Grand Seigneur. Il faut traverser toute la ville turque pour atteindre l’enceinte du Séraï, à l’extrémité de Stamboul opposée au Phanar. Le palais des conquérans sort paresseusement du milieu des jardins, entre un bois de cyprès et le flot du Bosphore, dans le site le plus majestueux qui soit au monde. De chacune des fenêtres des trois façades, le regard plonge sur une mer nouvelle et sur une autre ville, sur des montagnes, des îles et des horizons différens. Si l’homme n’avait qu’une heure à vivre sur la terre, a dit avec raison un poète, c’est là qu’il devrait la passer. Les sultans avaient découvert cette vérité avant Lamartine, et planté des tentes de bois doré à la pointe du Séraï, pour les heures