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république en France avait inventé l’officieux, supprimant le nom, conservant la chose. Plus radical dans ses réformes, l’Américain a supprimé l’un et l’autre. Si d’après l’apostrophe fièrement lancée à la chambre française de 1871 par un député du Nord, « cirer les bottes du pouvoir » est le dernier terme de l’opprobre pour la démocratie française, cirer celles des particuliers est, parait-il, une humiliation trop rude pour la démocratie américaine.

La dignité de diplomate n’exempte pas des petits tracas de l’existence. Après s’être plaint de la multitude importune des serviteurs oisifs et inutiles de l’extrême-Orient, M. de Rochechouart gémit de l’absence complète de service et de l’abandon absolu où l’étranger est laissé dans les immenses hôtels des États-Unis. Lorsqu’enfin, à bout de patience, après des appels réitérés, toujours uniformément restés sans réponse, le voyageur se décide à présenter ses réclamations, on lui répond tranquillement que le gentleman préposé au cirage n’est pas encore éveillé. Il aura sans doute assisté à quelque caucus ou réunion électorale ; peut-être même y a-t-il pris la parole, ce qui l’aura fatigué. Conclusion pratique à tirer de là : avant de s’embarquer pour l’Amérique il est bon de s’initier aux secrets de l’entretien quotidien de la chaussure. La devise italienne, fara da se, doit être adoptée par les voyageurs prudens à destination des États-Unis, car ils n’auront pas toujours, comme M. de Rochechouart et ses amis, l’heureuse fortune de rencontrer parmi d’aimables compagnons de route un touriste américain à court d’argent, qui voudra bien se charger de ces menus soins moyennant la modique somme d’un dollar par tête, ou plutôt par paire de bottes.


II

Tous ceux qui sont trop attachés aux coutumes confortables de notre vieille Europe pour s’exposer aux petits ennuis du voyage auront un excellent moyen de bien connaître l’Amérique en lisant l’ouvrage de M. le comte Louis de Turenne. Ces deux volumes, bien nourris, abondent en renseignemens instructifs, toujours puisés aux meilleures sources, et en récits agréables dans leur familiarité sans prétention. L’auteur, qui a séjourné plus d’un an aux États-Unis et au Canada, a pu voir les choses de près ; ses observations portent l’empreinte d’un examen consciencieux, dont la sincérité est incapable de rien inventer, et d’un jugement sûr, également inaccessible aux séductions de l’imagination et aux illusions des doctrines préconçues. Tour à tour hôte bien accueilli de la meilleure compagnie dans les villes américaines et canadiennes, commensal de l’Indien au milieu des solitudes du Far-West et des neiges du nord, il sait mettre en relief la vitalité prodigieuse des grandes cités du