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de l’état démocratique le plus avancé. Extérieurement la transformation est radicale. Le mikado, récemment encore souverain mystique et invisible, dérobé à tous les yeux dans les profondeurs de son palais, se promène aujourd’hui en voiture découverte dans les rues de Yédo, donne à dîner au corps diplomatique, et prononce des discours aux inaugurations de chemins de fer. Les daïmios, ces redoutables seigneurs féodaux, naguère précédés de leur terrible garde qui forçait chacun à se prosterner devant eux sous peine de mort, ont abdiqué tous leurs anciens privilèges. Uniquement préoccupés de leurs plaisirs, ils passent inaperçus au milieu de la foule indifférente. La religion a été jetée bas comme le reste, et les bonzes sont réduits pour vivre à vendre aux infidèles les idoles les plus vénérées. Ce trafic se fait ouvertement sous les yeux de l’administration qui reste impassible : les dieux s’en vont, marqués du visa de la douane, et les augures désolés se regardent maintenant sans rire.

D’ailleurs aucune croyance religieuse, vraie ou fausse, n’est venue remplacer l’ancien culte, et cette nation, née d’hier aux idées modernes, est déjà tombée dans le scepticisme énervant des sociétés vieillies. Sans doute, pour un pays encore fermé et à demi barbare il y a vingt ans, c’est beaucoup de posséder aujourd’hui une armée manœuvrant tant bien que mal à l’européenne, un système financier qui assure la perception assez régulière des impôts, une administration des postes qui transporte à peu près les lettres, tous les rouages enfin des gouvernemens modernes. Mais n’y a-t-il pas quelque chose de superficiel et de factice dans cette création à la baguette ? La force vitale existe-t-elle au fond de cette organisation d’emprunt ? Il est relativement facile d’improviser des télégraphes et des chemins de fer, voire même des écoles et des universités. Improvise-t-on la maturité d’esprit indispensable pour que les réformes portent de bons fruits ? La civilisation moderne comme la science ne semble véritablement solide qu’à la condition de germer sur un terrain bien préparé, et il ne paraît pas suffisamment établi que la culture intensive puisse s’appliquer utilement au développement intellectuel et moral des peuples.

M. de Rochechouart raconte qu’en Birmanie un officier de son escorte, récemment revenu de France, où il avait accompagné l’ambassade birmane en qualité de secrétaire, le salua de cette singulière bienvenue : « Paris, oui ; Opéra très joli ; l’Alboni énormous. » Et comme l’on rit, le brave guerrier birman croit avoir trouvé un mot charmant et le répète à satiété. Voilà toutes les réflexions que lui avait inspirées son séjour dans notre capitale. Sans doute le contact soudain de la civilisation européenne a produit d’autres effets sur les populations japonaises, très supérieures par l’intelligence. Mais dans leur furia de transformation elles se sont adressées